Mathieu et Tapié, 1948-1958 : une décennie d’aventure par Edouard Lombard

Tout est à refaire

C’est au sortir de la guerre, au temps d’une libération et d’une reconstruction qui s’étendra à l’expression picturale, que Georges Mathieu et Michel Tapié ont œuvré de concert à la reconnaissance d’un nouvel art. Celui-ci, bien que revêtant des terminologies variées selon leur promoteur — abstraction lyrique [i], informel, art autre, tachisme — pouvait se définir par une même volonté de redéfinir les possibles au-delà des frontières déjà explorées par le cubisme, le surréalisme et l’abstractivisme géométrique, loin de tout déterminisme ou formalisme. Si la collaboration de Mathieu et Tapié n’a démarré qu’en 1948, c’est l’année précédente qui recèle les prémices de ce projet audacieux.

Georges Mathieu sort foudroyé et bouleversé de l’exposition historique de quarante toiles de Wols [ii] qui s’ouvre le 23 mai 1947 à la galerie René Drouin : « Wols a tout pulvérisé. […] Après Wols, tout [iii] est à refaire[iv]. » Participant au deuxième Salon des réalités nouvelles, où il présente trois toiles réalisées à même le sol [v], puis au 14e Salon des surindépendants, où il envoie deux toiles [vi], Mathieu reçoit les encouragements du critique d’art Jean-José Marchand qui trouve ses toiles « très lyriques, extrêmement émouvantes [vii] ».

« L’imaginaire », première exposition de combat pour l’abstraction lyrique

C’est dans ce contexte de choc artistique et de début de reconnaissance critique que Mathieu se lance avec ardeur dans l’exécution de son projet qui est de « réunir tout ce [qu’il] estime constituer ce qu’il y a de plus vivant, rassembler les œuvres dans une exposition […] en révélant comment et pourquoi cette peinture qui naît n’a rien à voir avec ce qui continue d’être montré comme contemporain [viii] ». Avec Camille Bryen, il soumet ce projet à Éva Philippe qui dirige la galerie du Luxembourg. Ils l’invitent à exposer en complément de leurs propres œuvres celles de Hans Hartung, Jean-Michel Atlan, Wols, Jean Arp, Jean-Paul Riopelle et Fernand Leduc. L’exposition débute le 16 décembre 1947 sous le nom « L’imaginaire ». Dans son texte de présentation, Jean-José Marchand emploie l’expression d’« abstractivisme lyrique » et conclut ainsi : « Désormais la voie est libre. C’est aux peintres de nous montrer comment ils utilisent cette liberté. » Le coup de départ de l’abstraction lyrique est donné [ix].

« H.W.P.S.M.T.B. »

Nous sommes désormais en 1948 et, fort du rôle de chef de file nouvellement endossé, Georges Mathieu accepte la proposition qui lui est faite par Colette Allendy d’organiser une nouvelle exposition collective dans sa galerie. Il décide d’y ajouter les sculptures de François Stahly et de Michel Tapié, remarquant au sujet de ces dernières qu’elles ont le grand mérite de « déplaire furieusement à Charles Estienne [x] » dont Tapié deviendra le rival dans le cercle très fermé des critiques d’art français. L’exposition « H.W.P.S.M.T.B. » réunit Hartung, Wols, Picabia, Stahly, Mathieu, Tapié et Bryen. Plusieurs d’entre eux écrivent des textes pour le catalogue qui devient dès lors un manifeste multiple. Celui de Mathieu s’intitule « La liberté c’est le vide » et conclut à une libération conjointe des différentes formes d’expression. Tapié plaide, lui, pour conjuguer la liberté de création au présent, « au jour le jour », loin de tout automatisme.

À partir de cette exposition, leur amitié se nouant, Tapié fera cause commune avec Mathieu, dans une répartition des rôles qui verra Mathieu se concentrer sur celui d’artiste, et Tapié sur celui de critique d’art, s’appuyant sur les œuvres et la renommée de Mathieu pour concrétiser sa vision critique.

« White and Black »

En juillet est présentée à la galerie des Deux Îles, récemment créée par Florence Bank [xi] l’exposition « White and Black » où sont présentés dessins, gravures et lithographies monochromes de Arp, Bryen, Fautrier, Germain, Hartung, Mathieu, Picabia, Tapié, Ubac et Wols. Mathieu demande un texte au critique d’art Édouard Jaguer ainsi qu’à Michel Tapié dont ce sera la dernière participation en tant qu’artiste. Tapié y vante les mérites d’une liberté créatrice décorsetée des notions de style et de composition, et introduit le concept d’informe [xii] qu’il développera plus tard sous le nom d’informel [xiii].

Mathieu est conscient que si, « en cette fin de 1948, les manifestations de pur combat ont eu lieu, la victoire n’en est pas décisive pour autant [xiv] ». Dès lors, il passe implicitement le témoin à Tapié, non sans craindre les équivoques qui pourraient s’ensuivre : « Conscient d’avoir accompli mon rôle, d’avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir de faire, je sais que le temps est de mon côté, que la vérité finira par éclater au grand jour, que cette Abstraction libre triomphera fatalement et je devine même qu’elle risquera de donner lieu aux plus grandes confusions, aux plus grandes facilités. »

Galerie René Drouin, première exposition personnelle de Mathieu à Paris

C’est en mai 1950, à la galerie René Drouin où Michel Tapié est désormais conseiller artistique, que Mathieu obtient sa première exposition personnelle à Paris [xv]. À cette occasion est publié en édition très limitée un poème d’Emmanuel Looten, La Complainte sauvage, qui est « orné de signes de Georges Mathieu » juxtaposés sur le texte [xvi]. Dans son texte intitulé Dégagement, Tapié affirme que c’est faire « confiance à l’Homme que de lui donner un risque à courir[xvii] ». Mathieu développera également la thématique de l’esthétique du risque [xviii].

« Véhémences confrontées », première passerelle entre l’Europe et les États-Unis

Mathieu, responsable depuis 1947 des relations publiques de la compagnie maritime transatlantique United States Lines [xix], est conscient des « recherches concomitantes » menées aux États-Unis notamment par Pollock, De Kooning, Tobey [xx], alors ignorées en Europe, et souhaite les défendre à Paris en novembre 1948 à la galerie du Montparnasse [xxi]. Toutes les œuvres souhaitées ne pouvant être obtenues [xxii], ce projet trouvera son aboutissement [xxiii] en mars 1951 à la galerie Nina Dausset, après que Tapié aura proposé à Mathieu d’organiser avec lui une nouvelle confrontation parisiano-américaine.

Cette exposition historique est nommée « Véhémences confrontées », en référence aux termes « véhémentes » et « soufrées » employés par André Malraux lorsque Tapié lui présenta pour la première fois les œuvres de Mathieu à la galerie Drouin [xxiv]. Elle réunira les œuvres de Bryen, Capogrossi, De Kooning, Hartung, Mathieu, Pollock, Riopelle, Russell et Wols.

Dans la grande « affiche-manifeste » qui tient lieu de catalogue, Tapié parle d’informel, ouvrant la porte à un schisme théorique avec Mathieu dont les signes sont incompatibles avec le concept d’informel.

Le portrait de Tapié selon Mathieu

À l’occasion de l’exposition « Véhémences confrontées », Mathieu fait paraître dans le magazine anglophone Paris News Post[xxv] un portrait de Michel Tapié qu’il débute ainsi : « Il est extrêmement rare de rencontrer un esprit humain présentant les caractéristiques étrangement assorties de la logique, du mysticisme et du Dada [xxvi]. »

Féru d’histoire, Mathieu [xxvii] décrit un Tapié « écrasé par un passé trop chargé de tradition, de religion, de faits glorieux (ses ancêtres commandaient une des quatre armées féodales de la première croisade) [qui] ne pouvait qu’avoir une attitude prédominante de refus : refus de l’action par nature, refus du travail par habitude, refus de la preuve par éducation, refus de la cohérence, ou au moins de l’unité, par contagion. »

Ce « cynique du dilettantisme » étonne et séduit Mathieu par « son extraordinaire capacité d’investigation et d’osmose dans les domaines du nombre, du monde sonore et du monde visuel ». Tapié tient réciproquement Mathieu en grande estime, lui écrivant la même année : « Les cris des silencieux de votre espèce présentent toujours pour moi le plus haut intérêt […] [xxviii] »

Hommage au maréchal de Turenne : l’action painting mis en scène pour la première fois, au Studio Facchetti

En 1951, à la fermeture de la galerie Drouin, place Vendôme, Mathieu présente Tapié au photographe Paul Facchetti qu’il connaît depuis 1948 [xxix] et qu’il encourage « vivement à ouvrir une galerie d’art ». Facchetti engage alors Tapié comme conseiller artistique de sa galerie ouverte en octobre, le « Studio Facchetti ». En novembre débute l’exposition collective « Signifiants de l’informel », initiée par Tapié, où sont représentés Dubuffet, Fautrier, Mathieu, Michaux, Riopelle et Serpan.

Tapié organise en janvier 1952, toujours au Studio Facchetti, une nouvelle exposition personnelle de Mathieu intitulée « Le message signifiant de Georges Mathieu ».

Parmi les cinq œuvres exposées, deux se réfèrent directement à Tapié : Hommage hérétique (1951, dédicacé « Pour Michel Tapié »), en référence à ses origines cathares si ce n’est à ses positions sur l’informel, ainsi qu’Hommage à Machiavel (1952), Mathieu ayant employé les termes de machiavélisme lucide à son égard.

Tapié débute le catalogue d’exposition par cette appréciation : « Arriver au « style » en évitant tous les pièges académiques n’est pas la moindre des stupéfactions que nous éprouvons devant les œuvres de Georges Mathieu » et conclut que Mathieu « se permet ce qui peut passer pour la plus périlleuse gageure de notre temps actuel : l’élégance ».

En se faisant photographier le 19 janvier 1952, la veille du vernissage, alors qu’il réalisait son fameux Hommage au maréchal de Turenne [xxx] sur le lieu de son exposition, Georges Mathieu devient « le premier à mettre en scène des peintures d’action en direct [xxxi] », permettant à Facchetti d’immortaliser « l’un des premiers happenings [xxxii] ».

L’exposition est reprise la même année à la Stable Gallery à New York par Alexander Iolas. Cette première exposition personnelle de Mathieu à New York, intitulée « The Significant Message of Georges Mathieu », permettra au New York Times[xxxiii] de dire que « Mathieu est un virtuose du pinceau ».

Un art autre

En décembre 1952, Michel Tapié publie un livre-manifeste intitulé Un art autre [xxxiv] qui sera accompagné d’une exposition au Studio Facchetti. Dans cet ouvrage jalon de l’histoire de l’art, Tapié offre une place de choix au « lucide Georges Mathieu [xxxv] » dont six toiles sont reproduites [xxxvi] aux côtés de Pollock, Sam Francis, Dubuffet, Soulages, Hartung, Wols, Michaux, Riopelle, Fautrier, Appel. L’informel, que Tapié définit de façon souvent alambiquée dans la rhétorique lyrique et mystique qu’il affectionne, est augmenté par le concept plus souple, mais tout aussi sibyllin, d’un art autre, étendu selon Mathieu à un « mélange de surréalistes, d’expressionnistes, d’abstraits, de figuratifs [xxxvii] ».

La Bataille de Bouvines

Le 25 avril 1954, Georges Mathieu peint son emblématique Bataille de Bouvines [xxxviii], toile monumentale mesurant 2,50 m x 6 m, en présence de Michel Tapié et d’Emmanuel Looten, sous l’œil de la caméra de Robert Descharnes. Mathieu passe ainsi de la photographie au film dans la documentation de son travail. Tapié décrit la naissance de cette « œuvre-clé » dans un livret intitulé 1214 illustré d’images extraites du film de Descharnes, ainsi que dans une publication sur quatre pages en anglais, en février 1955, dans la revue américaine ARTnews sous le nom Mathieu Paints a Picture [xxxix].

Les Capétiens partout !

En 1954, Michel Tapié quitte le Studio Facchetti pour s’occuper jusqu’en 1956 de la galerie Rive Droite de Jean Larcade, où il obtient le « rôle de conseiller, de débatteur, de découvreur et de défenseur de l’art vivant [xl] ».

Le 10 octobre 1954, Mathieu réalise en une heure vingt sa célèbre peinture Les Capétiens partout ! [xli] sur le terrain du château appartenant au père de Jean Larcade à Saint-Germain-en-Laye, en présence des reporters du magazine américain Life, Gabrielle Smith et Dmitri Kessel.

Trois semaines plus tard, cette œuvre magistrale est transportée à la galerie Rive Droite qui proposera une exposition personnelle du même nom durant le mois de novembre. Le catalogue d’exposition offre des textes de Michel Tapié, du philosophe Stéphane Lupasco et du peintre américain Mark Tobey. Tapié voit en Mathieu l’un des « quelques Individus dignes de ce nom dans l’aventure de cet art autre ».

Jean Larcade, impressionné par la bravoure et le sérieux de Mathieu [xlii], fera don des Capétiens partout ! au Musée national d’art moderne [xliii] en 1956. Il s’agira de la première œuvre de Mathieu dans un musée français, plusieurs années après les acquisitions du musée d’Art moderne de Rio de Janeiro, de l’Art Institute de Chicago et de la Fondation Solomon Guggenheim de New York [xliv].

Le Couronnement de Charlemagne

En mai 1956, la galerie Rive Droite présente une nouvelle exposition personnelle de Mathieu. En exposant ses toiles récentes « sous des baldaquins carolingiens [xlv] » tandis qu’il joue costumé le rôle de Charlemagne dans un court-métrage de Robert Descharnes intitulé Le Couronnement de Charlemagne auquel participe Michel Tapié, Mathieu veut « réintroduire la notion de jeu dans l’art et dans la culture [xlvi] » et ce uniquement « dans la présentation et non dans l’exécution des œuvres ».

La même année paraît en anglais le livre hommage Observations of Michel Tapié [xlvii] édité par Paul et Esther Jenkins [xlviii]. Mathieu le clôt par une note biographique sur Tapié : « son activité durant les dix dernières années se révèle d’une importance majeure. » Il « aura eu le grand mérite de s’aventurer dans [le domaine de la peinture et de la sculpture] avec des capacités extraordinaires d’investigation et une perspicacité foudroyante [xlix] ».

L’informel au Japon, à la rencontre de Gutaï

À partir de 1955, Tapié travaille désormais pour la galerie de Rodolphe Stadler qui est impressionné par « sa culture extravagante […] autant que son enthousiasme [l] ».

En novembre 1956 le journal japonais Asahi organise au grand magasin Takashimaya [li] l’exposition d’art contemporain « Sekai Konnichi no Bijutsuten » (exposition internationale de l’art actuel) qui sera la première à présenter de l’art informel au Japon à travers dix-sept œuvres provenant de la collection personnelle de Tapié [lii]. Les œuvres de Georges Mathieu, Jean Dubuffet, Jean Fautrier, Sam Francis, Willem De Kooning et Mark Tobey suscitent le plus d’intérêt [liii].

Tapié prévoit de rencontrer le mouvement d’avant-garde japonais Gutaï [liv], d’inspiration Dada et qu’il souhaite voir rejoindre les rangs de l’art informel, dès lors qu’il se rendra au Japon pour la première fois [lv]. Yoshihara, fondateur et théoricien du mouvement, avait écrit l’année précédente dans le manifeste de l’art Gutaï [lvi] que les membres de Gutaï avaient « le plus grand respect pour Pollock et Mathieu car leurs œuvres révèlent le hurlement poussé par la matière, les cris des pigments et des vernis ». Le projet d’exposition de Mathieu au Japon en 1957 donne l’occasion à Tapié de s’y rendre [lvii].

Mathieu arrive à Tōkyō le 29 août et exécute « vingt et une toiles en trois jours [lviii] » devant de nombreux journalistes, dont la spectaculaire Bataille de Hakata [lix] mesurant 2 m par 8 m et réalisée en 110 minutes. Le jour d’ouverture de l’exposition au grand magasin Shirokiya, qui recevra du 3 au 8 septembre « plus de 25 000 visiteurs [lx] », Mathieu réalise une imposante fresque de 15 m de long, la Bataille de Bun’ei [lxi], sous les yeux d’un public dense massé devant la vitrine.

Le 5 septembre, Mathieu accueille Tapié à l’aéroport de Tōkyō, accompagné du peintre Toshimitsu Imaï, du peintre et sculpteur Sōfū Teshigahara [lxii], du peintre surréaliste et critique d’art Shūzō Takiguchi, du critique d’art Sōichi Tominaga [lxiii], de Yoshihara qui représente Gutaï, et de Hideo Kaītō du quotidien Yomiuri Shimbun[lxiv]. Avant leur départ pour Ōsaka, Mathieu et Tapié visitent l’atelier de Teshigahara.

Le 10 septembre, Mathieu, Imaï et Tapié sont accueillis à la gare d’Ōsaka par les membres de Gutaï. Mathieu exécute en public le 12 septembre « six toiles dont une de 3 m sur 6 m, Hommage au général Hideyoshi[lxv] » sur le toit du grand magasin Daïmaru pour une exposition s’y tenant du 12 au 15 septembre et qui montre également les œuvres peintes à Tōkyō [lxvi]. Puis Mathieu et Tapié rendent visite au domicile de Yoshihara pour regarder les œuvres d’artistes de Gutaï [lxvii], avant de partir pour Kyoto. Mathieu quitte le Japon le 19 septembre, tandis que Tapié y reste pour son exposition d’art informel « Sekaï Gendaï Geijutsu Ten » (l’art contemporain dans le monde) au musée Bridgestone à Tōkyō [lxviii].

Ce voyage aura permis à Mathieu d’étendre sa notoriété au pays du Soleil levant, tandis qu’il fera de Tapié, « très impressionné par la qualité d’ensemble [lxix] » du travail des artistes Gutaï, leur défenseur et critique attitré.

Compagnons de route du renouveau artistique

Les chemins de Mathieu et Tapié finiront par s’éloigner du fait de considérations commerciales et de désaccords théoriques, même s’il leur arrivera de se recroiser à la galerie Stadler. Georges Mathieu et Michel Tapié partagèrent une décennie durant à la fois une amitié et des intérêts communs, entre le brio intransigeant de l’un et les contradictions élégantes [lxx] de l’autre. Le prosélytisme [lxxi] de Tapié dont Mathieu fut l’objet peut être comparé à celui du critique américain Clement Greenberg pour Pollock. Ce rare duumvirat peintre/critique, œuvrant dans une symbiose mutualiste, est à l’origine d’un défrichage pionnier du secteur artistique, chacun faisant appel à ses propres méthodes : l’activisme zélé pour Mathieu et le dilettantisme aventurier pour Tapié. Ils furent les plus efficaces acteurs et théoriciens du développement de l’abstraction libre. Si celle-ci fut finalement supplantée dans l’imaginaire collectif par l’expressionnisme abstrait [lxxii] puis le pop art d’outre-Atlantique, elle doit être redécouverte aujourd’hui à la lumière de la variété esthétique et conceptuelle de sa production picturale, à l’aune de son avant-gardisme, de ses développements internationaux et de ses ambitions universalistes, à la mesure de son irréfutable envergure.

Édouard Lombard

Directeur du Comité Georges Mathieu

www.georges-mathieu.fr

_____________________

[i] Aussi appelée abstraction chaude par opposition à l’abstraction froide de l’école géométrique.

[ii] Alfred Otto Wolfgang Schulze dit Wols (° 27 mai 1913 † 1er septembre 1951).

[iii] En italique dans le texte.

[iv] Combat, no 1018, 16 octobre 1947.

[v] Survivance, Conception et Désintégration.

[vi] Exorcisme et Incantation.

[vii] Combat, no 1018, 16 octobre 1947.

[viii] Georges Mathieu, Au-delà du tachisme, 1963, Julliard, p. 46.

[ix] Michel Tapié ne participe pas à l’organisation de l’exposition « L’imaginaire », pas plus qu’à celle de l’exposition « H.W.P.S.M.T.B. », comme l’indique abusivement l’addendum de la réédition par Artcurial en 1994 de l’ouvrage de 1952 de Michel Tapié Un art autre. Mathieu le note d’ailleurs en marge de l’exemplaire de cet ouvrage présent dans ses archives personnelles.

[x] Georges Mathieu, Au-delà du tachisme, 1963, Julliard, p. 52.

[xi] Ultérieurement dénommée Florence Houston-Brown.

[xii] Déjà employé en 1945 dans La Voix de Paris par le critique conservateur Jerzy Waldemar Jarocinski, dit Waldemar-George, à propos de Fautrier (Frédérique Villemur et Brigitte Pietrzak in Paul Facchetti, le Studio, art informel et abstraction lyrique, 2004, Actes Sud, p. 14 ; Serge Guilbaut, « Disdain for the Stain: Abstract Expressionism and Tachisme », p. 41, in Abstract Expressionism, The International Context, Rutgers University Press, 2007), puis par Jean Dubuffet en 1946 dans ses Notes pour les fins-lettrés, dont le premier texte est titré « Partant de l’informe » ; l’écrivain Georges Bataille y a recours dès 1929 dans son Dictionnaire critique.

[xiii] Pour l’exposition « Véhémences confrontées ».

[xiv] Georges Mathieu, Au-delà du tachisme, 1963, Julliard, p. 61.

[xv] La seule exposition personnelle de Mathieu qui précède celle à la galerie Drouin fut celle à la librairie Dutilleux à Douai en 1942. Le duo Mathieu et Looten sera présenté à nouveau par Tapié à Lille en avril 1953 à la galerie Marcel Évrard.

[xvi] Dans une mise en page avant-gardiste que Mathieu continuera d’utiliser durant la décennie, dans la revue United States Lines Paris Review qu’il créera en 1953.

[xvii] Souligné dans le texte.

[xviii] Georges Mathieu, Au-delà du tachisme, 1963, Julliard, p. 208.

[xix] Qui fait circuler le paquebot America sur la ligne Le Havre–New York.

[xx] Mathieu affirme être « le premier à les mentionner à Estienne, à Jaguer, à Guilly, à Tapié » (Georges Mathieu, Au-delà du tachisme, 1963, Julliard, p. 59).

[xxi] Avec des œuvres de Bryen, De Kooning, Gorky, Hartung, Mathieu, Picabia, Pollock, Reinhardt, Rothko, Russell, Sauer, Tobey et Wols.

[xxii] « Mathieu pressed them [Charles Egan, Julien Levy, and Betty Parsons] but obtained only a few, unimpressive works on paper » (Catherine Dossin, The Rise and Fall of American Art, 1940-1980, 2015, Ashgate, p. 61).

[xxiii] Notamment grâce au prêt par l’artiste américain Alfonso Ossorio d’œuvres sur toile de Pollock et De Kooning provenant de sa collection personnelle.

[xxiv] Cf. Michel Tapié, Un art autre, 1952, Gabriel-Giraud et fils.

[xxv] L’ancêtre de The Paris Review.

[xxvi] Georges Mathieu, « Portrait of the Critic », Paris News Post, juin 1951.

[xxvii] Dont le nom intégral est Georges Victor Adolphe Mathieu d’Escaudœuvres.

[xxviii] Lettre du 10 janvier 1951, archives Michel Tapié, bibliothèque Kandinsky, Paris, citée par Juliette Evezard pour le catalogue d’exposition L’Aventure de Michel Tapié, un art autre, Luxembourg, 2016.

[xxix] Cf. Georges Mathieu, Au-delà du tachisme, 1963, Julliard, p. 73.

[xxx] 2 m × 4 m, actuellement dans les collections du Centre Pompidou / MNAM, Paris.

[xxxi] Kristine Stiles, Peinture, photographie, performance : le cas de Georges Mathieu, catalogue d’exposition de la rétrospective Mathieu au Jeu de Paume, 2003, p. 77.

[xxxii] Frédérique Villemur et Brigitte Pietrzak, Paul Facchetti, le Studio, art informel et abstraction lyrique, 2004, Actes Sud, p. 27.

[xxxiii] Par Stuart Preston le 9 novembre 1952, cf. Daniel Abadie, in Georges Mathieu, catalogue d’exposition de la rétrospective Mathieu au Jeu de Paume, 2003, p. 263.

[xxxiv] Sous-titré « où il s’agit de nouveaux dévidages du réel » et qu’une citation d’André Malraux utilisée en épigraphe semble placer sous son autorité intellectuelle.

[xxxv] Michel Tapié, Un art autre, 1952, Gabriel-Giraud et fils.

[xxxvi] Ce qui en fait l’artiste le plus représenté.

[xxxvii] Georges Mathieu, Au-delà du tachisme, 1963, Julliard, p. 81.

[xxxviii] Actuellement dans les collections du Centre Pompidou / MNAM, Paris.

[xxxix] Dans la même rubrique qui avait fait paraître en mai 1951 Pollock Paints a Painting.

[xl] Xavier Girard, interview de Jean Larcade, « Jean Larcade, la galerie Rive Droite », Art Press, juillet 1988, p. 33.

[xli] 2,95 m × 6 m, actuellement dans les collections du Centre Pompidou / MNAM, Paris.

[xlii] Xavier Girard, interview de Jean Larcade, « Jean Larcade, la galerie Rive Droite », Art Press, juillet 1988, p. 34.

[xliii] Hébergé désormais par le Centre Pompidou.

[xliv] Cf. Daniel Abadie, Georges Mathieu, op. cit., p. 264.

[xlv] Georges Mathieu, Cinquante ans de création, 2003, Hervas, p. 56.

[xlvi] Georges Mathieu, Au-delà du tachisme, 1963, Julliard, p. 97.

[xlvii] Publié par George Wittenborn à New York.

[xlviii] Le peintre américain Paul Jenkins ayant obtenu sa première exposition personnelle au Studio Facchetti en 1954.

[xlix] Texte original publié en anglais : « His activity during the last ten years reveals itself as of major importance. […] Michel Tapié will have had the great merit of venturing into this domain with extraordinary capacities of investigation and lightning insight. »

[l] Marcel Cohen et Rodolphe Stadler, Galerie Stadler, trente ans de rencontres, de recherches, de partis pris, 1955-1985, Galerie Stadler, 1985, p. 6.

[li] Cf. Thomas R. H. Havens, Radicals and Realists in the Japanese Nonverbal Arts: The Avant-garde Rejection of Modernism, 2006, University of Hawaii Press, p. 93.

[lii] Shoichi Hirai, ‘Paris et l’art japonais depuis la guerre – Réflexions autour des tendances des années cinquante’ in Paris du monde entier. Artistes étrangers à Paris 1900-2005, cat. expo., Tokyo, Asahi Shimbun, Paris, Centre Georges Pompidou, 2007.

[liii] Cf. Thomas R. H. Havens, Radicals and Realists in the Japanese Nonverbal Arts : The Avant-garde Rejection of Modernism, 2006, University of Hawaii Press, p. 94.

[liv] 具体 qui, composé des idéogrammes signifiant « outil » et « corps », signifie « concret » en japonais.

[lv] Cf. Ming Tiampo, Gutai – Decentering Modernism, 2011, University of Chicago Press, p. 91.

[lvi] Jirō Yoshihara, Gutai bijutsu sengen, Geijutsu Shinchō, décembre 1956.

[lvii] Cf. Éric Mézil, « ‘Nul n’est prophète en son pays’, le cas de Michel Tapié », in : Gutai, exhibition catalogue, Paris, Éditions du Jeu de Paume, 1999, p. 30-31.

[lviii] Georges Mathieu, Cinquante ans de création, 2003, Hervas, p. 63.

[lix] Également intitulée Bataille de Kōan, sachant qu’il s’agit la seconde bataille de la baie de Hakata, en 1281.

[lx] Georges Mathieu, Cinquante ans de création, 2003, Hervas, p. 63.

[lxi] Sachant qu’il s’agit de la première bataille de la baie de Hakata, en 1274.

[lxii] Fondateur de l’école d’art floral Ikebana Sōgetsu.

[lxiii] Qui deviendra en 1959 le premier directeur du Musée national d’art occidental à Tokyo, cf. Réna Kano, sous la direction de Didier Schulmann, « Georges Mathieu, Voyage et peintures au Japon, août-septembre 1957 », mémoire d’étude, 2009 ; il affirmera que Mathieu est « le plus grand peintre français depuis Picasso » (Patrick Grainville et Gérard Xuriguera, Mathieu, 1993, Nouvelles Éditions Françaises).

[lxiv]Le quotidien japonais le plus lu.

[lxv] Georges Mathieu, Cinquante ans de création, 2003, Hervas, p. 63 ; œuvre aussi appelée Hideyoshi Toyotomi.

[lxvi] Georges Mathieu, Au-delà du tachisme, 1963, Julliard, p. 129.

[lxvii] Cf. Réna Kano, sous la direction de Didier Schulmann, « Georges Mathieu, Voyage et peintures au Japon, août-septembre 1957 », mémoire d’étude, 2009.

[lxviii] Ainsi que pour accueillir Sam Francis qui arrive le 20 septembre pour son exposition.

[lxix] Kōichi Kawasaki, Le Séjour de Georges Mathieu au Japon, catalogue d’exposition de la rétrospective Mathieu au Jeu de Paume, 2003, p. 95.

[lxx] Pour reprendre les termes de Pierre Guéguen, Aujourd’hui, n°6, 1956.

[lxxi] Cf. Frederick Gross, Mathieu Paints a Painting, 2002, City University of New York.

[lxxii] Qui fut défendu par un efficace réseau d’influence et favorisée par une fragmentation et une absence de consensus en France et en Europe, cf. Serge Guilbaut, « Disdain for the Stain: Abstract Expressionism and Tachisme », p. 39, in Abstract Expressionism, The International Context, Rutgers University Press, 2007.

L’œil de Tapié de Céleyran, ou l’invitation au voyage par Baptiste Brun

« Depuis Nietzsche et Dada l’art se présente comme la plus inhumaine des aventures, de bout en bout : seule l’œuvre digne de ce nom justifie les actuels pionniers, et ce qu’elle apporte n’a pas grand-chose à voir avec le plaisir, mais bien plutôt avec la plus vertigineuse épreuve qu’il soit donné à l’homme d’affronter, qui est de se pencher sur soi-même sans le moindre garde-fou. À ce prix-là, pas mal de notions apparemment immuables sont remises en question, quand elles ne sont pas balayées une fois pour toutes. »

Michel Tapié, Un art autre. Où il s’agit de nouveaux dévidages du réel, Paris, Gabriel-Giraud et fils, 1952, n.p.

Certes, le nom Céleyran renvoie à un domaine du sud de la France, près de Narbonne, situé au bord de l’Aude et à quelques kilomètres de la mer. C’est là que l’artiste, musicien, critique d’art et courtier Michel Tapié de Céleyran passa son enfance. Si l’on fait abstraction de cette origine toponymique et des ramifications familiales qu’à l’évidence elle convoque – le château éponyme était, l’été, le lieu de séjour du jeune Henri de Toulouse-Lautrec, futur peintre à la réputation sulfureuse et arrière-grand cousin de Tapié –, Céyleran sonne indubitablement comme une invitation au voyage. La magie de l’assonance transporte l’auditeur ou le lecteur des rives de la Méditerranée au rivage de l’île de Ceylan. D’ailleurs, magie et voyage sont deux maîtres mots que Michel Tapié n’a eu de cesse de convoquer et de répéter, à la manière d’une invocation, au fil des textes consacrés aux artistes qu’il aimait. S’amuser à lister les noms de ceux-ci – Jean Fautrier, Jean Dubuffet, Wols, Henri Michaux, Georges Mathieu, Karel Appel, Camille Bryen, Giuseppe Capogrossi, Sam Francis, Hans Hartung, Jean-Paul Riopelle, Pierre Soulage, mais aussi Victor Brauner, Jackson Pollock ou encore Francis Picabia – c’est aussitôt dresser un état de la peinture dans l’immédiat après-guerre, scander un panthéon qui, s’il n’est exhaustif, donne à voir ceux des artistes qui, à l’heure de la reconstruction, ont donné ce qu’il existait de plus saisissant en matière d’art. Tapié ne s’y est pas trompé, inlassable promoteur de l’informel puis de Gutaï, d’un art qu’il désirait ardemment autre.

Son écriture dense, empreinte de rudesse et, parfois, d’une certaine afféterie, a souvent joué contre lui, dans l’appréhension que l’on pouvait avoir de son travail. Le flottement conceptuel du lexique dont il usait, ses références quasi maniaques à saint Jean de la Croix, Nietzsche ou Raymond Roussel énervèrent ainsi Dubuffet ou Michaux qui aimaient la précision et défendaient farouchement leur singularité. Mais la relecture récente de sa trajectoire, méconnue il y a encore peu, sinon de quelques aficionados, ne trompe pas. Tapié avait l’œil, l’un des meilleurs dans le monde de l’art transatlantique des années cinquante [i]. Formé dans l’orbe du surréalisme, à la croisée du jazz, qu’il pratiquait avec passion, et d’un amour pour la poésie et la peinture, cultivé à la veille de la guerre au sein du groupe Les Réverbères, Tapié fut d’ailleurs l’un des plus zélés promoteurs des œuvres de Dubuffet et Michaux alors que leurs travaux de peinture étaient connus d’un cénacle encore restreint. En mai 1946, il œuvra à la deuxième exposition personnelle du premier chez René Drouin, en contribuant au catalogue de Mirobolus, Macadam et Cie. Deux ans plus tard, dans la même galerie, Tapié mit littéralement en œuvre trois poèmes d’exorcisme du second, réunis sous le titre évocateur et incantatoire Poésie pour pouvoir, en les gravant dans du linoléum en forme d’enluminures. En parallèle, Drouin présentait la première importante exposition des dessins et peintures du poète.

Ce fut auprès de ce galeriste que Tapié allait faire ses armes. Organisée par Drouin et Malraux, l’exposition des « Otages » de Jean Fautrier l’avait sidéré à l’automne 1945. C’est Dubuffet, rencontré quelques mois plus tôt, qui l’y avait emmené. Le peintre de Mirobolus blanc faisait alors figure de mentor pour le jeune contrebassiste. Il lui permit d’écrire, mais surtout de se faire connaître comme critique d’art, puis lui remit les clés du Foyer de l’Art brut à l’hiver 1947-48, dans les sous-sols de la galerie de la place Vendôme. Dès lors, Tapié put développer son talent de regardeur à profit, acquérant la confiance de René Drouin, le conseillant et le confirmant dans ses choix. Le rôle lui siéra à merveille, ensuite auprès de Paul Facchetti, à partir de 1951, puis auprès de Rodolphe Stadler, au milieu des années 1950. Ce travail de conseiller artistique se doubla d’une pratique de mise en exposition originale. Préfigurant la figure du curateur, Michel Tapié organisa des expositions qui firent date. On pense bien sûr à « Véhémences confrontées » présentée chez Nina Dausset en mars 1952 pour laquelle Tapié préfigura, in fine, la figure plus contemporaine du commissaire d’exposition [ii]. Comme l’indique le carton d’invitation et le livret qui accompagnait l’événement, « la confrontation des tendances extrêmes de la peinture non figuratives des États-Unis, d’Italie et de Paris [est] présentée par Michel Tapié ». En parfait imprésario ou réalisateur, il montait les œuvres ensemble, confiant dans l’exercice de son œil et de quelque chose qu’on nomme l’instinct, en se méfiant du trop de contrôle. À ce titre, la rétrospective de l’œuvre de Francis Picabia qu’il présenta avec René Drouin en 1949 rappelle la connaissance fine qu’avait du dadaïsme Tapié, en plus de sa contribution à une meilleure connaissance du mouvement à l’heure de son historicisation. Dans ses textes, les mentions innombrables faites à l’œuvre de Tristan Tzara ou Marcel Duchamp attestent cette filiation clairement revendiquée. Pour lui, « Dada a été la grande coupure [iii]. » Le mouvement entérinait la fin de l’ordre ancien de l’art, et engageait au dépassement. Ces hommages réitérés de Tapié se voulaient ainsi le reflet d’un désir, celui de l’avènement de quelque chose de nouveau, qui puisse rayonner au-delà de Dada, en suite des affres de la guerre. C’est d’ailleurs l’œuvre d’un autre héritier revendiqué du dadaïsme, Dubuffet le Terrible comme il se plaisait à le nommer, qui lui fera écrire qu’à travers elle, « il [lui] a été donné de voir cet autre chose  [iv] » qu’il chercha ensuite à définir. C’est en ce sens qu’il aborda les artistes et œuvres de ce que, le premier, il qualifia d’informel.

Ce terme d’informel, trop ouvert de l’aveu même de son auteur, était motivé par l’éclosion de productions artistiques qui ne ressemblaient en rien à celles qui les avaient précédées. Qu’a donc vu là Michel Tapié ? Le matiérisme excessif, presque obséquieux de Fautrier et Dubuffet mettait en péril la notion classique de forme, déjà malmenée par l’opération cubiste et l’action dadaïste. Partir de l’informe devenait un credo doublé d’une méthode redoutable où le corps se donnait indirectement à voir. Sous couvert de commémoration de l’indicible de la guerre (Fautrier) ou de provocation légitime face à un ordre culturel à récuser à tout prix (Dubuffet), ces peintres minaient les bases même de la peinture en refusant la grille et en affirmant la matière picturale et le geste qui l’agit. De nouveaux espaces s’ouvraient. Ceux-ci convoquaient l’haptique, là où se conjuguent tactilité et mouvement. Et que partagent les manières de Wols, Mathieu, Hartung, Soulages ou Riopelle, sinon cette possibilité pour celui qui les voit, les regarde, les scrute, de ressentir en soi les gestes et rythmes qu’imprimèrent ces artistes sur la surface de la toile ? Dubuffet écrivait en 1945 que la condition de l’œuvre réussie, inventive et puissante résidait en ceci : que le spectateur, qu’il nommait l’usager du tableau, pût être en mesure de le re-agir [v]. On ne doute pas que Tapié ait bien souvent re-agi les tableaux de ceux qu’il aimait défendre et montrer. Et s’il est quelque chose d’informel, tel qu’il l’écrit, ce n’est pas tant dans l’absence de forme (la toile est saturée d’une forme renouvelée en profondeur) qu’elle réside, mais dans l’impossibilité de bien dire ces œuvres, c’est-à-dire de les décrire avec les moyens habituels de la critique [vi]. L’étonnement que suscitaient et suscitent encore ces peintres tient à une forme de suspension du jugement que leurs œuvres provoquent. Le silence le dispute à la sidération en face à cette superposition de gestes et de temporalités qui, chez Fautrier, Wols, Soulages ou Hartung, brouille ce qu’on considérait alors comme l’un des devoirs de l’artiste : privilégier la lisibilité via une facture lisse. Non pas que ces œuvres soient illisibles au sens de la confusion, bien au contraire, mais parce qu’en elles s’ouvrait violemment quelque chose, une déchirure donnant à voir cet espace autre que Tapié sut reconnaître.

Tout ce travail d’arpenteur de la sensibilité nouvelle d’après-guerre, dont Michel Tapié fut l’un des artisans majeurs, se doublait d’une recherche de talents qui fussent à même d’ouvrir cet espace, ou plutôt ces espaces. Une fois reconnus, Tapié les confrontait. Là aussi, le lexique dont il usait est un indice de son goût, celui de la véhémence notamment. L’exposition « Véhémences confrontées » acte cette vivacité extrême, cette énergie passionnée que transmettaient les œuvres mises en regard. Elle témoigne aussi d’une volonté d’internationalisation méfiante des rivalités nationalistes, et paradoxalement fascinée par les États-Unis. Tapié connaissait la scène américaine par l’intermédiaire de Georges Mathieu et Alfonso Ossorio que Dubuffet lui avait présenté. Montées coup sur coup en mars 1952, « Véhémences confrontées » et l’exposition des œuvres de Jackson Pollock que Tapié présenta chez Paul Facchetti actaient une audacieuse ouverture aux innovations de l’expressionnisme abstrait américain. Peu de Parisiens, encore moins de Français la partageaient alors. Surtout, ces expositions tentaient de circonscrire une communauté de l’informel qui couvrît les deux rives de l’Atlantique. Les articles rédigés plus tard pour Georges Mathieu à destination de la luxueuse revue transatlantique The United States Lines Paris Review, affirment sa connaissance de ce qui se déroulait à New York. Sans doute, se manifeste là son goût de l’aventure évoqué plus haut qui le conduira, à l’évidence, au Japon.

C’est après avoir lu les bulletins de Gutaï, communiqués par les peintres japonais vivant à Paris, Domoto et Imaï qu’il s’y rend pour la première fois, en 1957, en compagnie de Georges Mathieu. L’aventure est ici découverte, mise en échos, confrontation, toujours, mais aussi confirmation. Car la rencontre avec les artistes de Gutaï, les liens se renforçant au fil des voyages qui suivront, semble valider une intuition profonde de Tapié : l’art est fruit de son époque et des affinités artistiques des plus étroites peuvent se tisser entre, par exemple, le travail de Pierre Soulages et celui de Kazuo Shiraga, d’un point à l’autre du monde humain. Bien que puisant à des sources culturelles différentes, cette proximité formelle des œuvres remplissait une exigence affirmée dans Un art autre : « J’ai recherché, plus proprement dans le domaine dit artistique, la compagnie d’œuvres uniquement choisies pour leur haut degré de magicité, tout autre qualité artistique ne s’excusant qu’en fonction de sa contribution à ce rendement magique optimum [vii]. » Obscure « magicité », difficile à appréhender, on en convient, mais expression qui affirme, à nouveau, l’effet étrange que produisaient ces œuvres sur ceux qui assistèrent à leur émergence. Opération magique en somme où ce qui est offert au regard ne représente pas, mais fait éprouver quelque chose au corps et à l’âme de manière concrète (Gutaï ne se traduit-il pas, justement, par la notion de « concret » ?), au-delà de la barrière de la langue et qui, aujourd’hui, continue d’opérer.

Confrontation rime avec goût du danger, aventure avec prise de risque. Tapié en était conscient, conscient aussi de l’exercice de son propre œil et de sa valeur esthétique et historique, indubitable plus de soixante ans après. En 1961, de retour du pays du Soleil levant et en préface d’un ouvrage consacré à l’avant-garde japonaise, conçu avec son homologue nippon Tôre Haga, Tapié écrivait de manière assurée et, a posteriori, juste : « une certaine critique d’art japonaise, généralement rattachée d’ailleurs aux organisations internationales de critiques d’art (sic), se formalisera de voisinages de grands noms traditionnels qu’ils refusent de garder sous l’angle authentique de la qualité artistique avec ceux d’une avant-garde qui jusqu’à ces derniers mois n’était pas reconnue parce qu’elle ne jouait pas le jeu de leur avant-garde : à ceux-là je donne rendez-vous dans quelques années, comme je l’avais fait avec leurs homologues occidentaux il y a quelque dix ans [viii]. »

Baptiste Brun

Docteur en histoire de l’art

___________________

[i] Voir en particulier Juliette Evezard, « « Un art autre » : le rêve de Michel Tapié de Céleyran, il profeta de l’art informel (1937-1987) : une nouvelle forme du système marchand – critique », thèse soutenue le 16 janv. 2015 sous la dir. de Th. Dufrêne, Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, à paraître.

[ii] Astrid Handa-Gagnard, « Art autre, informel et internationalisation », in Un art autre ? Artistes autour de Michel Tapié, une exposition, Christie’s Paris, 31 janv.-29 fév. 2012, Paris, Christie’s, 2012, p. 34 sq.

[iii] Michel Tapié, Un art autre. Où il s’agit de nouveaux dévidages du réel, Paris, Gabriel-Giraud et fils, 1952, n.p.

[iv] M. Tapié, Un art autre…, op. cit.. Voir aussi ibid. « Dubuffet, the Terrible », New Post, nov. 1950 ; repris dans Paintings by Jean Dubuffet, Pierre Matisse Gallery, 9 janvier-3 février 1951, New York, Pierre Matisse, 1951.

[v] Jean Dubuffet, « Notes pour les fins lettrés », Prospectus aux amateurs de tout genre, Paris, Gallimard, 1946, p. 75.

[vi] Il est ici incontournable de renvoyer à Hubert Damisch, « L’informel » [1970], Fenêtre jaune cadmium, Paris, Seuil, 1984, p. 131.

[vii] M. Tapié, Un art autre…, op. cit.

[viii] M. Tapié, Tôre Haga, Continuité et avant-garde au Japon, Turin, Edizioni d’Arte Fretelli Pozzo, 1961.

L’œil de Michel Tapié « amateur d’art », par Juliette Evezard

Michel Tapié ne fut pas tout à fait de ces critiques qui, apposant leur signature sur des manifestes aujourd’hui historiques, prenaient place irrévocablement au panthéon de la critique d’art. Comment définir l’activité si multiple de Michel Tapié qui semblait préférer l’événement sensationnel au monument ?

De tous ces aventuriers, découvreurs d’artistes et écrivains d’art de la seconde moitié du xxe siècle, français et internationaux, Michel Tapié est non seulement celui qui a transformé cette profession en ajoutant aux activités traditionnelles de cette fonction d’autres activités (conseiller artistique, éditeur, courtier, collectionneur), mais c’est aussi le seul à pouvoir se targuer d’avoir eu, dans son écurie, plus de cent quatre-vingts artistes. Bien sûr, l’on pourrait objecter que peu, en proportion, sont passés à la postérité. Mais parmi le nombre impressionnant des artistes qui composèrent « son écurie », quelques-uns connurent un succès sans précédent ; leurs œuvres se trouvent aujourd’hui dans les collections les plus illustres et sur les murs des musées d’art modernes du monde entier et les noms d’Appel, De Kooning, Dubuffet, Fautrier, Fontana, Francis, Hartung, Mathieu, Michaux, Pollock, Riopelle, Shiraga, Wols et d’autres, furent, au moins pour un moment, estampillés « Michel Tapié ». Qui pourrait, à l’exception de Michel Tapié, déclarer « l’art informel, c’est moi ! » ? Charles Estienne, Jean Paulhan et d’autres s’y sont essayés, en vain…

Ces lignes rédigées en 1938, à l’adresse de son épouse Simone, autant empreintes d’enthousiasme que d’incertitudes, sont celles d’un jeune provincial, ayant quitté le Tarn, sa terre natale, pour devenir musicien de jazz à Paris, convaincu de sa future célébrité :

Je suis tellement compétent en technique que j’ai grande confiance, mais je me sens tellement incompétent dès que la question commerciale intervient que je n’ai pas la force d’agir seul [i].

Elles ne sont pas sans faire écho à celles, nombreuses, qu’il adressera à ses partenaires galeristes sur lesquels il comptera pour concrétiser et gérer financièrement son rêve : le système théorique et marchand de « l’art autre » dont il est l’inventeur.

Au commencement, Michel Tapié de Céleyran n’a rien d’un homme d’affaires.

Né d’une des plus anciennes familles languedociennes, la maison Toulouse-Lautrec [ii], il est le seul à devoir travailler pour subvenir à ses besoins. Fort de l’espérance de ses parents – aristocrates ignorants tout de la vie parisienne et eux-mêmes mauvais gestionnaires de leur illustre héritage familial, Michel Tapié, musicien autodidacte [iii] est déjà conscient de ses limites dans les questions d’argent qui le dépassent… Mais s’il ne réunit certes pas les qualités d’un gestionnaire financier, toutefois, la désinhibition relative à la nécessité de se faire une situation, son entregent hérité de son lignage aristocrate, sa soif d’aventures et son œil enfin, ont fait de ce rêveur, le critique d’art, conseiller artistique et collectionneur connu et reconnu, dont la candeur servit de nombreuses fois ses stratagèmes.

Le 14 août 1948, Jean Dubuffet ne s’y trompe pas lorsqu’il dépeint le charisme de son voisin, Michel Tapié, qu’il a rencontré au cours de l’hiver 1945 alors que celui-ci est installé dans son atelier situé au 114 bis de la rue Vaugirard à Montparnasse. Partageant une passion commune pour l’art et la littérature, les deux hommes se lient d’amitié et Jean Dubuffet de goûter à l’enthousiasme communicatif de son nouvel ami dont il témoigne dans une lettre adressée à Gaston Chaissac :

Il sait bien parler des choses, avec un enthousiasme communicatif, et il voit beaucoup de gens, et il a le don d’inspirer de l’intérêt et de la sympathie à tout le monde.

C’est cette sociabilité, une déconcertante facilité à se faire des relations dans le milieu artistique et mondain parisien qui séduisent Jean Dubuffet. Il écrira :

Comme patronymes singuliers, à ceux d’Agamemnon et d’Anacréon, il faut ajouter M. Magnificat, grand financier parisien, et de M. Carissimo, riche lainier de Roubaix. C’est bien entendu, Michel Tapié qui connaît des gens aux noms si singuliers [iv].

Ces qualités certaines que Dubuffet perçoit déjà comme un atout majeur poussent ce dernier à lui conseiller d’abandonner la musique en faveur de l’écriture d’art. Tapié l’entend et s’exécute de bon gré, après tout, la musique ne l’aidait, jusque-là, guère à subvenir à ses besoins. Il l’accompagne lors de ses visites d’expositions, l’une d’elles sera déterminante pour lui : sa visite en octobre 1945, de l’exposition intitulée « Les Otages » présentant les œuvres de Jean Fautrier – le catalogue est préfacé par André Malraux. Michel Tapié est alors « passionné [v] ». Cette exposition marque un point de rupture dans l’histoire de l’abstraction qui n’est plus seulement géométrique. Elle constitue aussi un événement fondateur pour Michel Tapié qui est désormais persuadé qu’il lui revient de défendre cette nouvelle peinture.

Désormais, Jean Dubuffet n’hésite pas à lui ouvrir son cénacle intellectuel prestigieux constitué autour de la figure emblématique de Gaston Gallimard : Georges Limbour, son ami d’enfance et d’autres connaissances rencontrées alors pendant la guerre : Jean Paulhan, l’ancien directeur de La Nouvelle Revue française, Joë Bousquet, collectionneur ; Jean Cassou, ancien conservateur adjoint du Musée national d’art moderne, André Malraux ; Pierre Seghers, l’éditeur ; Marcel Arland, auteur d’articles critiques à la NRF ; Louis Parrot collaborateur des Éditions de Minuit, Francis Ponge, le poète ; Raymond Queneau, l’écrivain lecteur aux éditions Gallimard ; Charles Ratton, directeur de sa galerie spécialisée dans les arts primitifs, rue Marignan. Aussi, Jean Dubuffet le présente à son galeriste d’alors, René Drouin, directeur de la galerie éponyme située place Vendôme de laquelle Tapié deviendra conseiller artistique en 1947. Avant cela, Jean Dubuffet lui confie la rédaction du catalogue de son exposition « Mirobolus Macadam et Cie » présentée au mois de juin 1946 dans cette même galerie. Cette première publication vaut à Michel Tapié d’écrire une série d’articles dans Juin un hebdomadaire politique, économique et littéraire [vi]. Sa carrière d’écrivain d’art est enfin amorcée. Et, le 15 novembre 1947, lorsqu’il ouvre Le Foyer de l’Art brut au sous-sol de la galerie René Drouin, Jean Dubuffet peut partir le lendemain, en toute quiétude, pour Alger, El-Golea et Tamanrasset où il passe noël. Il confie clefs et rennes du Foyer de l’Art brut à Michel Tapié qui lui a prouvé son efficacité. Il vient, en effet, de lui faire découvrir les médaillons d’Henri Salingardes. Cette découverte incite le jeune directeur « provisoire » du Foyer de l’Art brut à en faire d’autres, il devient alors prospecteur de talents et ne tarde pas à démontrer toute l’acuité de son œil expert. Lorsqu’il découvre les œuvres de Xavier Parguey, le Tchécoslovaque Jan Krizek et l’espagnol Miguel Hernández, Jean Dubuffet l’en félicite :

Les nouvelles de l’institut de l’Art brut m’ont enchanté. Bravo ! Il me tarde de rentrer à Paris pour voir tout cela. Vous paraissez avoir fait de très intéressantes découvertes. Je viens de recevoir aujourd’hui vos deux catalogues. Hernández est extrêmement intéressant. […].

Subjugué par les découvertes de son protégé, qui ne sont toutefois pas sans exciter sa jalousie, Jean Dubuffet le complimente dans une lettre dissimulant toute son acrimonie qui le poussera finalement à l’éloigner des affaires de l’Art brut moins d’un an plus tard, lorsque le Foyer de l’Art brut se transformera en une association à but non commercial (le 11 octobre 1948) :

Je suis émerveillé de votre entrain et de vos découvertes et je vous en félicite chaudement [vii].

C’est aussi son œil et son entregent qui poussent Michel Tapié à se lier d’amitié avec Georges Mathieu qu’il rencontre à la galerie René Drouin à l’occasion de l’exposition des œuvres de Wols qui s’ouvre à la galerie le 23 mai 1947. C’est alors un jeune homme de vingt-six ans, directeur des Relations publiques et de la Publicité de la compagnie maritime américaine United States Lines à Paris et peintre à ses heures. Ce dernier est très vite séduit par son illustre lignage « des plus vieilles familles du Languedoc » écrira-t-il plus tard[viii]. Bientôt, les deux hommes se liguent pour défendre l’abstraction lyrique et contrecarrer l’abstraction géométrique, le néo-constructivisme, l’abstraction-création que Mathieu ne peut souffrir. Le peintre gestuel mettra sur pied trois « expositions de combats » – où l’on retrouve des artistes pour lesquels Tapié œuvrera très vite [ix] : « L’imaginaire » organisée avec Camille Bryen (à la Galerie du Luxembourg dirigée par Eva Philippe [x]) qui regroupe quatorze artistes abstraits non géométriques [xi]; « H.W.P.S.M.T.B » (à la galerie Colette Allendy [xii]) dont le titre est formé des initiales des noms des participants [xiii] ; « White And Black » : la troisième exposition de combat (à la Galerie des Deux-Îles [xiv] dirigée par Florence Bank.

Après ces trois expositions où Mathieu apparaît comme le chef de file de la nouvelle abstraction, le peintre décide de mettre un terme à l’organisation d’expositions de combat. Il laisse ainsi la place libre à Michel Tapié qui poursuit la promotion de l’abstraction que les critiques ont qualifiée de « lyrique », et, dans le même temps, celle des œuvres de Mathieu. Celui-ci devient alors son fer de lance.

Et c’est en défendant Mathieu qu’il décide de se faire connaître à l’étranger en tant que conseiller artistique et organisateur d’expositions. Il ne tarde pas à proposer ses services à Alexandre Iolas, directeur de la Hugo Gallery de New York qui lui avoue, dans l’une de ses lettres, s’en remettre à son jugement :

Je suis tellement emballé par une possible collaboration avec vous et présenter Mathieu que j’aime profondément, et je souhaite que tout soit réalisé […] comme j’ai confiance absolue en votre goût [xv].

Ainsi, Tapié use de ce qui deviendra sa méthode : chaque fois qu’il rencontrera un artiste, un collectionneur ou un marchand, il entreprendra une relation épistolaire. Ces correspondances ont deux objectifs : constituer son réseau de relations et communiquer sur les expositions qu’il orchestrera. Cette méthode n’est pas sans porter ses fruits puisque son nom circule à New York avant même qu’il s’y soit rendu. Iolas mord d’ailleurs à l’hameçon en lui témoignant toute la confiance qu’il porte en son goût. Michel Tapié se crée donc une aura à distance tout autant qu’un carnet d’adresses pour lequel des galeristes internationaux l’engageront. Son œil est désormais reconnu par ses pairs et son nom devient peu à peu un label pour les artistes désormais estampillés « Tapié ».

Mais là n’est pas son seul atout, Michel Tapié s’appuie également sur ses artistes engagés pour la cause de l’abstraction lyrique pour faire de nouvelles découvertes. De cette façon, lorsque Georges Mathieu est invité à rejoindre, en janvier 1951, le collectionneur milanais Frua de Angeli dans sa villa à Positano, il devient un œil précieux pour Tapié qui n’a, pour sa part, pas encore la possibilité de se déplacer. En effet, Mathieu en profite pour faire un tour de l’Italie et rencontre, à cette occasion, le peintre Capogrossi dont les œuvres le séduisent : il fait part de son enthousiasme à Tapié. Deux mois plus tard, les œuvres de Capogrossi seront intégrées à l’exposition manifeste « Véhémences Confrontées [xvi] », organisée par Tapié et présentée à la galerie Nina Dausset, 19 rue du Dragon, et dont le catalogue donnera naissance au terme « Art informel » sous la plume de Michel Tapié.

Par la suite, à l’été 1951, il est engagé par Paul Facchetti, photographe, dans son studio éponyme, au 17 rue de Lille à Paris, d’abord pour s’occuper de ses éditions d’art avec un salaire à l’appui. Sur les conseils de Mathieu, le directeur des lieux met à la disposition de Tapié un espace pour ses activités de commerce d’art. Pour commencer, il sera à son compte, mais très vite la galerie devient l’affaire du couple Facchetti qui fait du Studio, une véritable galerie d’art laboratoire. Tapié sera alors employé de la galerie en tant que conseiller artistique.

Tapié a toutes les raisons de développer ses stratagèmes pour faire connaître et garder Mathieu ainsi que de poursuivre ses prospections comme il en témoigne dans ces mots adressés à son amie sculptrice Maria Martins : premiers constats du premier accrochage au studio du 9 juillet 1951 où l’on pouvait admirer sur les cimaises, les œuvres de Picabia, Dubuffet, Fautrier, Mathieu, Michaux, Riopelle, Serpan, Ubac, Ossorio et Maria Martins :

Mathieu marche bien et je dois faire l’acrobatie pour le garder ici avant de pouvoir lui donner un petit contrat. Je pense pour lui le plus grand avenir ; Malraux le tient en haute estime et unanimement on l’aime ; Serpan est ma dernière découverte et il a plu immédiatement à des personnes difficiles comme M. Frua de Angeli ou M. Catton Rich [xvii].

Ainsi, œuvrer au Studio Facchetti lui permet non seulement de développer sa constellation d’artistes en trouvant toujours de nouveaux talents qu’il fédère autour du noyau constitué par les artistes présentés lors des premières expositions de combat, mais aussi de concrétiser sa vision, novatrice, du rôle de conseiller artistique d’une galerie parisienne. En effet, très vite, il se tourne vers les artistes américains à qui il adresse de nombreuses lettres destinées à se faire connaître et à les éblouir en leur soulignant la modernité de sa démarche pour mieux les attirer à lui. Il va même jusqu’à écrire à Jackson Pollock :

Je vous tiendrai au courant de cette activité que je veux très différente de celle habituelle des galeries d’art mais basée sur mon expérience qui m’a prouvé qu’il fallait changer quelques éléments dans les habitudes qui pouvaient être efficaces il y a vingt ou trente ans, mais qui semblent complètement périmées maintenant [xviii].

Pour tenter de s’attacher les artistes américains, il s’appuie sur une rencontre qu’il avait faite six mois auparavant, alors qu’il était encore à la galerie René Drouin. En effet, Michel Tapié avait reçu la visite d’Alfonso Ossorio artiste américain d’origine philippine et collectionneur, entre autres des œuvres de Jackson Pollock. Il souhaitait alors acquérir une œuvre de Dubuffet. Tapié fut aussi séduit par le regard qu’il porte aux œuvres de Dubuffet, que par ses talents d’artiste. Il écrit à Dubuffet :

Je suis aussi très intéressé par ce que fait Ossorio, et je lui ai demandé de me laisser quelques-unes de ses œuvres qu’il me montrait pendant quelques jours que je puisse les ruminer [xix].

Six mois plus tard, a lieu, au Studio Facchetti, la première exposition parisienne des œuvres d’Alfonso Ossorio : c’est un succès, les plumes influentes relaient l’événement : Thomas Hess, le manager du mensuel américain The Arts News visite l’exposition tout comme Betty Parsons. C’est l’occasion pour Tapié de nouer des relations commerciales avec la galeriste new yorkaise considérée comme le symbole du nouvel art. En effet, elle s’est attaché Clifford Still, Jackson Pollock, Mark Rothko et Barnett Newman et les présente dans un grand espace architectural moderne conçu pour mettre en valeur les grands formats.

Au Studio Facchetti, l’idée de Tapié est d’adopter la méthode américaine sans avoir encore été aux États-Unis. Il expose uniquement des artistes vivants et mêle à ses artistes européens, de jeunes peintres américains encore peu connus en France. Il communique très largement sur ses expositions qu’il conçoit comme de véritables évènements. L’Amérique apparaît aux yeux de Tapié comme une terre pleine de promesses. Ainsi, trépigne-t-il :

« Si je pouvais prospecter ici et à New York où se passent aussi tant de choses ! »

Mais s’il attendra plus de cinq ans – décembre 1956 – avant de s’y rendre, il n’y prospectera pas moins, à distance, à travers l’œil, expert et complice, de Jean Dubuffet à partir du mois d’octobre 1951. Accompagné de Lili (son épouse) et d’Alfonso Ossorio, Dubuffet est véritablement subjugué par New York et Chicago, et, plein d’espérances pour les activités du critique d’art et conseiller artistique, envoie à celui-ci galeristes, artistes et collectionneurs. Glasco, Pollock et De Kooning sont ses révélations dont il adresse des clichés des œuvres à Michel Tapié qui ne tardera pas à les inclure dans sa constellation en les présentant dans ses expositions.

Ce sera au Studio Facchetti que Michel Tapié, avec l’aide de Ossorio, organisera la première exposition parisienne de Jackson Pollock [xx] qui aura un retentissement important et sur laquelle Michel Tapié n’aura de cesse de communiquer.

C’est au Studio Facchetti que sera présenté son ouvrage-manifeste : Un art autre où il s’agit de Nouveaux dévidages du réel dont le but est de « théoriser » l’esthétique commune aux œuvres qu’il rassemble sous la bannière de « l’art informel ». Un art autre (le livre) propose une réponse nouvelle aux débats entre les partisans de l’abstraction et ceux de la figuration et permet de dépasser les frontières nationales puisqu’il défend quarante-deux artistes internationaux. L’idéologie développée sera le socle du système marchand que Michel Tapié commence à mettre en place. Elle est intuitive et personnelle et n’établit aucun véritable critère qui permettrait de définir clairement l’art informel. Faisant d’une pierre deux coups, cet ouvrage établit tout autant le mythe de son invention de « l’art autre » que celui de sa personne. En effet, faisant de son intuition un indicateur selon lequel il peut – ou non – attribuer cette appellation à une œuvre qu’il « reçoit », l’art informel est intrinsèquement lié à la personnalité de Michel Tapié. Par conséquent, cela conduit à un verrouillage de l’attribution de ce label « art informel » qui, implicitement, ne peut être délivré que par Michel Tapié.

Ayant achevé son manuscrit au mois d’août 1952, lors de sa deuxième visite de la XXVI Biennale de Venise, Michel Tapié fait paraître son ouvrage au tout début du mois de décembre 1952. Il sera présenté à l’occasion d’une exposition éponyme organisée au Studio Facchetti[xxi] où se presseront le Tout-Paris et les personnalités du monde de l’art international telles que Sidney Janis et Darthea Speyer…

Le système de « l’art autre » est en marche.

À la suite de son activité au Studio Facchetti, Michel Tapié œuvre en tant que conseiller artistique au sein de plusieurs galeries françaises et étrangères. Deux galeries s’ouvrent successivement à Paris : la galerie Rive Droite, la galerie Stadler.

Tout comme Paul Facchetti, les deux directeurs de ces galeries, Jean Larcade et Rodolphe Stadler, débutent comme marchands d’art. Ils demandent à Tapié d’orienter les choix esthétiques de leur galerie et de faire le lien entre l’artiste, le marchand et les collectionneurs. Si Michel Tapié fut toujours désargenté et gestionnaire amateur, l’on comprend qu’il ait recherché le soutien de marchands qui financèrent la carrière dont il a toujours rêvé. En 1954, peu de temps avant qu’il soit engagé pour une quinzaine d’années par Rodolphe Stadler, tout en œuvrant pour la galerie Rive Droite, Michel Tapié, âgé de quarante-cinq ans, a déjà approché la Zoë Dusanne Gallery (Seattle) avec laquelle il esquisse des plans, partage un projet avec la Galerie Evrard (Lille), est allié de la Galerie Spazio (Milan) dirigée par Luigi Moretti (architecte), conseille depuis peu la Martha Jackson Gallery (New York). Avec cette dernière, ils entreprennent une « manœuvre secrète de grand style pour qu’en surenchérissant les contrats elle les ait dans sa galerie [xxii] ».

Son but étant de stocker les meilleures œuvres des meilleurs artistes, Michel Tapié orchestre un véritable système marchand. Il prend la tête d’une véritable coalition de galeries qui unissent leurs forces (les finances) pour multiplier ses chances de proposer des plus gros contrats aux artistes de première importance qu’il peut convaincre grâce à la dimension internationale de cette coalition. En conseillant simultanément ces différentes galeries, Michel Tapié crée une synergie permettant de concevoir des expositions itinérantes. Un artiste de la constellation de « l’art autre » est assuré d’être exposé en France, aux États-Unis et en Italie. Conscient d’avoir enfin trouvé son invention, il écrit alors dans une lettre adressée à Luigi Moretti :

Mon plan est plus que jamais fixé. J’ai tous les atouts possibles en main […] et je puis mener à bien dans les années à suivre, « une affaire » de l’envergure de celle qu’entre les années vingt et trente ont menée de grands marchands comme les Rosenberg et les Paul Guillaume [xxiii].

Alors, Sam Francis a tout compris lorsqu’il dit à Yves Michaux, au sujet de Michel Tapié, « lui, c’était un type très actif, genre entrepreneur [xxiv] ».

Il est aussi entrepreneur qu’aventurier lorsqu’il parcourt le monde en quête de nouveaux artistes à intégrer à sa constellation. En Italie, il part à la rencontre des artistes Burri, Capogrossi, Dova, Fontana, Moreni et fait la connaissance des galeristes Enzo Cortina (Galleria Cortina), Carlo Cardazzo (Galleria Del Naviglio), Beatrice Monti (Galleria del Ariete), Luciano Pistoi (Galleria Notizie) avec qui il travaillera en étroite collaboration. En mars 1960, il fera de Turin la capitale de « l’art autre » en créant, avec le soutien des artistes Franco Assetto, Franco Garelli, Ada Minola, créatrice de bijoux et Ezio Gribaudo, artiste et éditeur d’art (éditions Pozzo), The International Center of Aesthetic Resarches (ICAR). Il y établira un programme d’expositions pour sa constellation d’artistes internationaux. Les catalogues de ces expositions édités aux éditions Pozzo diffuseront, sur le territoire italien, la pensée de « l’art autre ».

Ainsi, Michel Tapié sait donc mobiliser et fabriquer toutes les ressources dont il peut disposer (marchands d’art, moyens de communication, éditions d’art, artistes, collectionneurs, galeries) pour concrétiser sa vision personnelle de l’art et son système s’échafaudant à partir de celle-ci par-delà le monde occidental…

Michel Tapié entreprend d’innombrables voyages dans les pays qui, au même moment, s’ouvrent au monde. Il expliquera son goût des voyages ainsi :

La facilité d’information résultant des modernes solutions au problème de communication m’avait amené à prendre l’art à son échelle, qui est devenue celle de notre planète, et je me suis installé, en tant qu’amateur d’art, dans les voyages, en Europe d’abord depuis 1947, et autour du monde à partir de la fin de 1956, visitant les artistes et organisant des expositions (plus spécialement entre l’Europe, les U.S.A et le Japon) permettant le constat de l’aventure artistique [xxv].

En 1957, sur l’invitation de Antoni Tapiès et de Antonio Saura, Tapié se rend en Espagne, à Madrid et Barcelone, où il expose ses artistes au côté de nouveaux, espagnols, désormais estampillés « art informel ».

Un an auparavant, lorsque Hisao Domoto, artiste japonais évoque Gutaï à Michel Tapié, ce dernier, intéressé, établit très vite des liens épistolaires avec Yoshihara Jiro, le leader du groupe Gutaï. Ils organisent, par correspondance, une exposition intitulée « Art d’aujourd’hui dans le monde », présentée au mois de novembre 1956, dans les grands magasins Takashimaya de Tōkyō. Michel Tapié prête, à distance, quelques œuvres de sa collection personnelle pour la manifestation qui présente alors les artistes originels de la constellation de « l’art autre ». Cette exposition marque l’arrivée de l’art informel au Japon et anticipe la renommée de Michel Tapié dans le pays. Dans le catalogue de cette exposition, il est considéré comme le « pionnier du mouvement » ; la presse parle de « cyclone informel ». Un mois plus tard, en décembre 1956, le manifeste de Gutaï est publié dans le Gueijutsu-Shincho et Michel Tapié intègre, dans sa constellation, nombre des artistes du groupe. Par la suite, Michel Tapié se rendra d’innombrables fois au Japon et y rencontrera Atsuko Tanaka et Kazuo Shiraga et les autres. Il y organisera de nombreux et retentissants festivals mêlant artistes internationaux informels et Gutaï.

C’est aussi connu en tant que promoteur de « l’art autre » qu’en 1970, il voyage en Iran, guidé par le jeune artiste Hossein Zenderoudi et est accueilli par Farah Diba. Il est, un temps, conseiller artistique de l’impératrice en même temps qu’il devient conseiller artistique de la galerie Cyrus, située dans la Maison de l’Iran (65, Champs-Élysées, Paris). La galerie présente des artistes iraniens que Michel Tapié associe à « l’art autre ».

Le système de « l’art autre » est désormais international. Il s’étend dans le monde et se nourrit des artistes que Tapié intègre à sa constellation au fur et à mesure de ses découvertes.

Aventurier voyageur, homme d’esprit et inventif, il ne sait pas moins jouer double jeu avec ses artistes ou les marchands d’art avec qui il traite. Prédisposé à s’imaginer des projets illusoires ­ – feint-il ou est-il sincère ? –, il n’hésite pas à partager ses rêves avec les artistes, marchands et collectionneurs, parfois dubitatifs, souvent conquis. Tantôt il promet, avec hardiesse, à des galeristes internationaux, la réalisation d’expositions d’œuvres d’artistes convoités et obtient souvent l’accord des marchands plutôt séduits par l’importance des projets improvisés. Cet accord, par effet de ricochet, permet aussi d’obtenir celui des artistes en question qui n’ont, pour certains, même pas encore entendu parler de Tapié. C’est grâce à cette esbroufe que d’importants artistes internationaux séduits par le prestige des relations parfois chimériques de Tapié, se rallient alors à la constellation de « l’art autre » permettant alors au rêve de se concrétiser. Tantôt, Tapié propose de réaliser et de financer les catalogues des expositions qu’il imagine, et, finit, en dépit de sa promesse alléchante, par envoyer la note au galeriste dupé, mais satisfait d’avoir, clefs en main, exposition et catalogue estampillés « Tapié ». Parfois, il va même jusqu’à manœuvrer pour reprendre la main sur l’œuvre d’un artiste au détriment de galeristes pourtant très influents. Tapié s’accorda un moment avec Dubuffet pour contrarier l’action de Pierre Matisse son marchand new yorkais ; il s’associa avec Frua de Angeli et fit savoir à l’artiste que s’il rompait avec Matisse, il s’engageait à prendre la totalité de ses œuvres, évinçant le marchand avec qui néanmoins Tapié a tenté, en vain, de conserver de bonnes relations d’affaires. Stratège, Tapié envisagea même de traiter, en parallèle, avec d’autres galeries américaines, pour assurer, en cas de guerre avec Pierre Matisse, la bonne distribution des œuvres de Dubuffet. Aussi, pour s’attirer la sympathie des artistes convoités, il va jusqu’à accepter le plan pour le moins inventif que lui propose la galeriste new yorkaise Martha Jackson. « Qui se ressemble s’assemble »… Elle imagine faire accepter à Jackson Pollock de signer un contrat avec Tapié. Pour ce faire, elle suggère à ce dernier d’écrire à Pollock (qui est sur le point de quitter son marchand Sidney Janis) de l’inviter à l’ouverture de la galerie Rive Droite. Pollock rêve d’un voyage en Europe sans sa femme et aime les belles voitures, c’est l’occasion rêvée d’attirer l’artiste dans leurs filets ! Pour le convaincre de voyager jusqu’à Paris, Mathieu devra se proposer de mener l’artiste à Venise et Rome dans sa Rolls-Royce. Le plan tournera court.

En conclusion, Michel Tapié est passé, en très peu de temps, du jeune homme provincial, musicien bohème et artiste par dépit, au redoutable et obstiné tacticien, conseiller artistique opportuniste des plus grands collectionneurs et de dizaines de galeries internationales.

Arborant, en société, son cigare ou sa pipe ainsi que son monocle lui conférant des airs de grand seigneur, narrant ses innombrables voyages dans le monde entier à qui veut l’entendre, Michel Tapié force les artistes au début de leur parcours, les collectionneurs et les marchands d’art qui commencent dans le métier, à une certaine admiration. C’est cette aura qui les pousse à attribuer à son œil un pouvoir déterminant leur carrière. Claude Bellegarde de déclarer « Vous savez Tapié avait un côté très dandy, mais d’un autre siècle [xxvi] ! ».

C’est sans doute cette même admiration qui fit dire à Paul Jenkins, un jour de promenade à Saint-Germain-des-Prés, ces quelques mots inspirés, adressés à la sculptrice Claire Falkenstein :

Michel Tapié est très occupé à Paris et semble plus actif que jamais. Quelle belle présence cet homme possède, j’étais à Saint-Germain, buvant une bière au Flore. Je regarde de l’autre côté de la rue et je vois Tapié à l’arrêt de bus. C’était la première fois que je le voyais de loin. Tout ce que je puis dire est quelle présence que sa présence. L’autobus aurait très bien pu être un char de gladiateurs avec six chevaux blancs sur le point de décoller pour le soleil [xxvii].

Paul Jenkins ira jusqu’à écrire un livre intitulé Observations of Michel Tapié [xxviii] témoignant de son admiration pour le critique d’art et conseiller artistique. Il sollicitera la participation de ses amis artistes de la constellation de « l’art autre » : John Hultberg, Henri Michaux, Claire Falkenstein, Georges Mathieu, César, Mark Tobey, qui feront le portrait de Michel Tapié.

Enfin, au-delà de cet ouvrage, nombre d’artistes peindront ou photographieront les traits de leur mentor : Appel, Battaglia, Dubuffet, Facchetti, Falkenstein, Calder, Brown, Garelli, Gribaudo, Tapiès, Minola, Motonaga, Newman, Lemaître.

Un des nombreux portraits de Tapié que réalisa Dubuffet conservé au Centre Georges-Pompidou : Michel Tapié soleil, rappelle combien le critique d’art, conseiller artistique et collectionneur a su faire de son « coup de maître » un système durable qui a rayonné un long moment sur un monde transformé alors en une scène artistique internationale ouvrant la voie à d’autres animateurs de l’art que l’on connaît aujourd’hui.

Juliette Evezard

Docteur en histoire de l’art

______________________

[i] Lettre de Michel Tapié à Simone Tapié, Paris, 1938, (archives Tapié, Paris).

[ii] Les Toulouse-Lautrec ; vicomtes de Lautrec et de Montfa, son nom ; c’est-à-dire l’association des deux maisons, les Toulouse et les Lautrec existe depuis 1196.

[iii] Il joue de cinq instruments : piano, vibraphone, clarinette, saxophone et contrebasse.

[iv] Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, dimanche 9 juin 1946, reproduite dans Dubuffet-Paulhan, correspondance 1944-1968, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, édition établie et annotée par Julien Dieudonné et Marianne Jakobi, Paris, 2003, p. 302-303.

[v] Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, samedi soir 27 octobre 1945, reproduite dans Dubuffet-Paulhan correspondance 1944-1968, op. cit. p. 244.

[vi] Cet hebdomadaire, l’organe de l’Union nationale des combattants des maquis de France, dura du 19 février 1946 (date du premier numéro) au 7 janvier 1947 (date du 47e numéro).

[vii] Lettre de Jean Dubuffet à Michel Tapié, 15 mars 1948, (archives Tapié, Paris).

[viii] Georges Mathieu, Au delà du Tachisme, Julliard, Paris, 1963, p. 56-57.

[ix] Brauner, Ubac, Atlan et Wols, Hartung, Stahly, Picabia, Fautrier, Bryen que Michel Tapié inclura en 1952, dans Un art autre (1952).

[x] Du 16 décembre au 5 janvier 1947, 15 rue Gay-Lussac, Paris, Ve.

[xi] Arp, Atlan, Brauner, Hartung, Leduc, Mathieu, Picasso, Riopelle, Solier, Ubac, Verroust, Vulliamy et Wols.

[xii] Galerie Colette Allendy, 67 rue de l’Assomption, Paris, XVIe.

[xiii] Hartung, Wols, Picabia, Stahly, Mathieu, Tapié, Bryen.

[xiv] La galerie des Deux-Îles est située au 1 quai aux Fleurs, dans le IVe arrondissement de Paris. Cette exposition s’ouvre le lundi 19 juillet 1948. Michel Tapié y expose au côté des dessins, gravures et lithographies de Arp, Bryen, Fautrier, Germain, Hartung, Mathieu, Picabia, Ubac et Wols.

[xv] Lettre inédite de Alexandre Iolas à Michel Tapié, 5 octobre 1950 (archives Tapié, Paris).

[xvi] Elle sera présentée du 8 mars 1951 au 31 mars 1951.

[xvii] Lettre inédite de Michel Tapié à Maria Martins, 26 juillet 1951 (archives Tapié, Paris).

[xviii] Lettre inédite de Michel Tapié à Jackson Pollock, 17 juillet 1951 (archives Tapié, Paris).

[xix] Lettre inédite de Michel Tapié à Jean Dubuffet, 11 janvier 1951 (archives Tapié, Paris).

[xx] Cette exposition s’ouvre au Studio Facchetti le 7 mars 1952.

[xxi] Elle s’ouvre le 17 décembre 1952. Elle est la quatrième exposition de groupe de la galerie après « Signifiants de l’informel I », « Signifiant de l’informel II » et « Peintures non abstraites ». Michel Tapié présente les œuvres de Appel, Arnal, Bryen, Dubufet, Étienne-Martin, Falkenstein, Francis, Francken, Gillet, Galsco, Guiette, Kopac, Mathieu, Ossorio, Pollock, Riopelle, Ronnet, Serpan et Wols.

[xxii] Lettre inédite de Michel Tapié à Jean Larcade, 13 août 1954 (archives Tapié, Paris).

[xxiii] Lettre inédite de Michel Tapié à Luigi Moretti, mardi 8 juin 1954, (archives Tapié, Paris).

[xxiv] Yves Michaux « Sam Francis, Paris, années cinquante », Art Press n°137, juillet-août 1988, p. 21.

[xxv] Michel Tapié, Esthétique, International Center of aesthetic research, Turin, 1969.

[xxvi] Entretien de l’auteure avec Claude Bellegarde, Neuilly, mercredi 13 octobre 2010.

[xxvii] Lettre inédite de Paul Jenkins à Claire Falkenstein, s. d, (Box 7, file 61, Falkenstein Papers, 1914-1997, Archives of American Art, Smithsonian Institution, Washington).

[xxviii] Paul Jenkins, Observations of Michel Tapié, Wittenborn, New York, 1956.

Le Grand Œil de Michel Tapié

De mon point de vue, le marché contemporain de l’art aura été inventé par deux protagonistes principaux dont le galeriste d’exception René Drouin aura été le trait d’union subliminal. De fait, les relations directes entre Leo Castelli et Michel Tapié – puisque c’est d’eux dont il s’agit – n’auront été que parcimonieuses !

Brièvement associé à Drouin, Castelli aura de son côté très largement contribué à l’expansion hégémonique des États-Unis qu’il aura gagnés pour s’y réfugier au début de la seconde guerre mondiale.

Un temps conseiller artistique de Drouin, Tapié aura lui jeté les bases d’un système marchand qui aura prévalu tant qu’il sera demeuré au service des artistes, autant dire jusqu’à une date récente à partir de laquelle, par une sorte d’inversion des normes avant l’heure, certains artistes auront décidé de se mettre au service du système…

De ce système, Un art autre – l’ouvrage que Tapié élabore en amont de l’exposition éponyme de 1952 au Studio Facchetti – sera pour toujours le manifeste.

Au-delà de la notion d’informel qu’il théorise et qu’il conviendrait sans doute de préciser (voire de questionner, si nous étions historiens de l’art – ce qu’à la galerie nous ne sommes pas !), Tapié dispose progressivement – d’abord chez Drouin, puis chez Facchetti (Studio Facchetti), Larcade (galerie Rive Droite) et Stadler (galerie Stadler) – un ensemble de règles que l’on qualifierait aujourd’hui de marketing où l’art aurait vocation à l’international, où le curator serait censé orienter les goûts et tisser le lien entre les artistes, les marchands, les collectionneurs et les institutions, et où la publicité et les relations publiques, étayées par la publication de catalogues-livres d’art, la scénographie et la propagation d’articles dans la presse, seraient aussi les outils de l’essentialisation du critique en tant que pierre angulaire de l’objectivation d’une création révélée et nécessairement vouée à la postérité…

Objectivation ? Autant l’avouer ici, ce ne sont ni l’appareil critique de Tapié ni son style littéraire qui m’auront conduit à envisager la tenue de cette exposition…

Postérité ? Sur les plus de cent quatre-vingts artistes qui auront peuplé « l’écurie Tapié » et que Juliette Evezard aura recensés pour sa thèse [1], beaucoup sont aujourd’hui sortis des mémoires. Plus, moins que d’usage ? Je ne saurais dire…

Quant à la capacité de Tapié à avoir su identifier, et parfois fait émerger, quelques-uns parmi les plasticiens les plus significatifs du xxe siècle, il me semble fondamentalement qu’il n’aura eu que très peu d’alter ego.

C’est à ce Tapié-là, à ce « Grand Œil » s’il en est, qu’à travers une sélection que nous avons ambitionnée exigeante d’œuvres d’artistes qui nous sont chers – une peinture un peintre ! –, nous rendrons hommage à l’occasion d’une exposition qui se tiendra à la Fiac, du 18 au 21 octobre 2018, puis à la galerie Rive gauche, du 27 octobre au 22 décembre 2018.

Un catalogue sera publié en co-édition avec Skira. Il comportera notamment trois notices très détaillées élaborées par Juliette Evezard, Docteur en histoire de l’art, Baptiste Brun, Docteur en histoire de l’art, et Edouard Lombard, Directeur du Comité Georges Mathieu. Je me propose de vous dévoiler ces notices en avant-première sur mon blog à l’occasion des trois prochains posts…

Franck Prazan

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le grand Œil de Michel Tapié, 80 pages, 29 €, Coédition Applicat-Prazan / Editions Skira Paris, Création Communic’Art, Diffusion Editions Skira Paris

© Applicat-Prazan / © Éditions Skira Paris, 2018

ISBN 978-2-37074-086-1, Dépôt légal mai 2018, Imprimé en Belgique sur les presses de Geers Offset, Photos des œuvres © Art Digital Studio, Photo de couverture © Arnold Newman/Getty Images

_________________________

[1] Juliette Evezard, « Un art autre : le rêve de Michel Tapié de Céleyran, il profeta de l’art informel (1937-1987) : une nouvelle forme du système marchand – critique », thèse soutenue le 16 janv. 2015 sous la dir. de Th. Dufrêne, Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.

 

Les Français dans la mondialisation !

Si, au-delà de ma personne, ma nomination au conseil d’administration (Board of Trustees) de TEFAF (The European Fine Art Foundation), instance stratégique et de supervision de l’institution en charge notamment de l’organisation de TEFAF (The European Fine Art Fair) à Maastricht et New York, honore le travail que la galerie me permet d’effectuer, elle a pour moi surtout le mérite de démontrer qu’être français dans un environnement aussi mondialisé, concurrentiel et largement dominé par mes confrères anglo-saxons que le marché de l’art n’est pas, contrairement aux idées reçues, rédhibitoire.

Bien plus significativement, Christie’s n’appartient-elle pas à Monsieur Pinault ? N’est-elle pas dirigée par Guillaume Cerutti, tous deux français ? Les galeries françaises sont-elles sous-représentées à Art Basel ou Frieze ? La Fiac n’est-elle pas (re-)devenue une référence dans son domaine ? Les musées de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg et Pouchkine de Moscou n’ont-ils pas choisi une fondation française, Louis Vuitton en l’occurrence, pour projeter Chtchoukine hors leurs murs ?

En réalité, le marché de l’art et celui de la culture sont affaires de marques. Et s’il est bien un domaine dans lequel les Français ont l’expérience et la légitimité pour démontrer de leur savoir-faire, c’est bien celui des marques. Et je n’ai pas pour ma part connaissance d’un autre terrain de jeu que celui du monde entier, globalisé, et donc ouvert mais exigeant, qui puisse permettre à qui en a la chance et l’ambition d’imposer sa marque.

En tous cas, certainement pas le repli sur soi !

Audacieux ?

Galeristes, marchands de tableaux… Ceux parmi nous qui prétendraient que les critiques afférentes à leur programmation ne les toucheraient pas, qu’elles soient chaleureuses ou désobligeantes (pour ne pas dire dithyrambiques ou assassines, comme elles le sont fréquemment dans un environnement peu enclin à la pondération !), ne seraient à mon sens pas vraiment sincères.

Bien sûr, le plus souvent, nous nous effaçons, comme c’est normal, derrière les œuvres. Mais en montrant, nous nous montrons… Aussi, ce qui se dit de nos choix et de notre façon de les défendre, nous le prenons, comme ça n’est pas moins normal, très à cœur.

Pour ma part, je l’admets, j’y suis largement sensible, même si, lorsque les commentaires sont positifs, je m’efforce de ne jamais perdre de vue l’impermanence et la relativité qui fondent notre exercice professionnel.

J’ai été particulièrement heureux de l’accueil qui aura été réservé à l’exposition Zoran Music que la galerie a initiée à la Fiac.

J’en remercie vivement toutes celles et ceux qui auront marqué cet accueil.

Un adjectif plus particulièrement aura cependant retenu mon attention : audacieux ! Comprendre : le fait de se « risquer » à présenter ces deux séries de peintures dans le contexte d’une foire par essence commerciale …

Dans tous les cas, sans aucune exception, le terme aura été employé avec la plus grande bienveillance. Néanmoins, je crois qu’il me faut le réfuter. Non par effet de cabotinage – que j’exècre -, mais parce, fondamentalement, il ne traduit pas la réalité.

Non, je n’ai pas, nous n’avons pas été audacieux ! Quand bien même cet œuvre serait exigeant. Quand bien même notre fonction première (mais pas unique), mercantile, serait de diffuser.

En l’espèce, je crois à l’inverse que ce qui aurait été audacieux aurait été de ne pas montrer aujourd’hui ce travail – notamment Nous ne sommes pas les derniers – tout en ayant été en capacité de le faire.

Je citerais pour m’en justifier, reprendrais indûment à mon compte, mais surtout garderais en mémoire la conclusion du texte de Boualem Sansal: « Il est bon, frères, de se souvenir au présent de ce qui fut et de ce qui adviendra ; l’homme est ainsi, fait de mémoire, seulement de mémoire, ne l’oublions jamais. »

Encore merci à vous.

Boualem Sansal : Zoran Music, La peinture ou la vie (ou la voie du néant)

Personne mieux que Jean Clair n’a parlé de l’Art de Zoran Music. Comment par conséquent apporter un éclairage pertinent à l’exposition qu’Applicat-Prazan consacrera à cet immense Artiste, et que nous inaugurerons à la Fiac prochaine ? J’ai choisi de confier à trois grands auteurs et témoins de leur temps le soin d’écrire les textes de notre catalogue à l’aune de leur approche toute personnelle du cri, de l’homme et de son message.

Oh combien d’actualité, vous en jugerez… !

En avant-première de la sortie du catalogue co-édité et distribué à partir d’octobre 2016 par Skira, et dont vous verrez que c’est un très bel objet, je soumets ici à votre lecture, en trois publications successives, les travaux de Boualem Sansal, Pascal Bruckner et Michaël Prazan.

La traduction anglaise de Deke Dusinberre suit la version française en bas de page.

 

No-one can talk about the Art of Zoran Music better than Jean Clair.  How else could we gain a relevant insight into the exhibition that Applicat-Prazan is to devote to this immense Artist, and which will be inaugurated at the forthcoming FIAC?  I chose to entrust the texts of our catalogue to three great authors, witnesses of their time, in the very terms of their personal approach to the cry, to the man and to his message.

And still it continues, as you will judge for yourselves…!

As a preview of catalogue – a beautiful object in itself – co-published and to be distributed in October 2016 by Skira, I am pleased to present for your perusal in three successive publications, the texts of Boualem Sansal, Pascal Bruckner and Michael Prazan.

The English translation by Deke Dusinberre follows the French version further down the page.

 

_____________________

 

Boualem Sansal : Zoran Music, La peinture ou la vie (ou la voie du néant)

 

Être en vie n’est pas vivre, c’est de temps à autre se souvenir qu’on est sur le chemin de la mort.

Entre deux alertes, deux frayeurs, on se consume dans la ronde insignifiante et brutale des jours.

Et un soir de brume glacée tout s’arrête dans un abominable silence.

Debout dans le vent, raides comme des i, les gens voient une fumée tournoyer et disparaître dans le ciel, puis, écœurés par les odeurs de suint brûlé, retournent à leurs incompréhensibles occupations sous le regard acéré des maîtres des choses et du temps.

Cette nuit, leurs cauchemars auront la fièvre.

Les condamnés s’affolent, encore une fois ils font le même horrible calcul : plus nombreuses seront les vies arrachées à la terre, plus vite arrivera notre tour d’être fauchés.

Imperturbable, le compte à rebours continue de rythmer le cours du temps.

Ils refluent dans les rangs en marmottant tout ce qu’ils savent de supplications pendant que la masse sidérée est poussée dans le dos vers la gueule béante du vide.

Les miraculés de la journée se réjouissent, demain est un autre jour, se disent-ils en relevant la tête, la mort elle-même n’est pas assurée d’être de ce monde au prochain réveil.

S’il n’y a pas de vie, il n’y a pas de mort, enseignent-ils, faisons-nous petits et humbles et la Mort sublime dans sa grandeur ne nous verra pas.

Ils s’enferment dans le silence comme dans un linceul et réduits à leur ombre, glissent sur les murs et s’évanouissent dans la nuit.

Ici et là, tapis dans des encoignures obscures, des individus fébriles regardent leurs poignets décharnés comme s’ils portaient encore leurs montres d’antan, quand le temps leur appartenait, puis se relâchent, soulagés, mais point trop pour ne pas se laisser surprendre.

Ils savent des choses, les horaires, les séquences, les rondes, et possèdent le don de pressentir les contrôles inopinés.

Au guet, on ne se fait pas prendre deux fois.

Il en est qui, arrivés au bout du rouleau, s’enhardissent à chaparder quelques pauvres secondes, si précieuses dans le bel ordonnancement du camp, pour envoyer des SOS dans le ciel.

Ils prient à toute vitesse sans lever les yeux, sans remuer les lèvres, tremblant de tous leurs membres, et repartent en trottinant avec au-dessus de la tête une petite aura palpitante qui les dénoncera sans faute.

Luciole dans la nuit, la lumière qui te guide est ton pire ennemi.

Ces malheureux croient à ces choses, Dieu, les miracles, la bénédiction des ancêtres ; elles peuvent aider, c’est vrai, si la chance s’y met, il arrive que la machine coince, que le générateur grille ses charbons, que le gaz manque, que la foudre abatte le maître-pylône ou la cheminée maudite, que le commandant soit d’humeur heureuse.

Mais la chance est une loi de probabilité, elle joue dans un sens et dans l’autre, les deux parfois, le diable sait s’inviter en deux endroits différents quand on s’y attend le moins.

Et, force de l’entêtement, on trouve toujours une autre façon d’achever le travail.

Les minutes et les heures reprennent leur marche immobile et muette vers les ténèbres, ce jour est un jour comme les autres.

Avec le répit, revient la résignation qui apporte avec elle comme de la douceur.

La vie est opportuniste, pas exigeante pour deux sous, comme le sont les pauvres, elle profite de ce qui passe à sa portée, un rayon de soleil, le lamento du vent dans les arbres, une odeur de pain chaud, le chant d’un merle perché sur le barbelé électrifié… on se souvient tout à coup que le mot bonheur existe… a pu exister…  l’engourdissement menace…

Un cri d’alarme.

Il faut vite échapper au bien-être et retrouver la douleur et sa protection, le bonheur appartient au maître, c’est le premier commandement.

Bien d’autrui tu ne convoiteras, de la mort tu te contenteras.

Dans ce lieu hors du monde (quel nom lui donner : camp maudit, centre de relégation, trou noir, île de la perdition ? Officiellement il n’existe pas), le temps lui-même ne bouge d’aucune manière, c’est ici l’univers de la mort, elle seule besogne, sans relâche, avec une ferveur, une précision et une efficacité véritablement extraordinaires. On l’aime pour cela, non, on la respecte.

On se demande quel record absolu elle doit battre, la vie est insurpassable, on le voit bien, elle enfante toujours plus que la mort ne peut détruire et cela fait que l’humanité croît et se multiplie au point de constituer une menace d’extermination pour elle-même.

Cercle vicieux que de mourir de trop vivre.

Croissez, multipliez-vous sur terre et soumettez-la, avait dit la Voix à nos lointains et obéissants ancêtres.

Jamais ils ne surent pourquoi ils devaient si mal finir.

Et des vies, il en arrive chaque jour, des trains entiers soufflant et ahanant comme des bœufs de labour, bondés de vies toutes fraîches, bien innocentes, groupées en familles unies, inquiètes cependant, bien que prêtes à mourir, et la machine peine à les anéantir comme il se doit, en temps et en heure.

Aux limites extrêmes, on ne peut valablement incriminer la seule contingence, la technique, l’organisation ou le hasard, ici interviennent des forces transcendantes, insurmontables, l’humanité est une décimale dans cette colossale affaire.

D’où viennent-elles, ces vies, qu’ont-elles de si particulier qu’on leur consacre tant de moyens et de magies ?

On ne sait, on sait seulement quelle fin extraordinaire les attend.

En milieu clos la rumeur est assez unanime : à part la mort, on ne voit pas ce qui pourrait arriver d’autre.

L’espoir partagé reste quand même de mourir avant que l’attente ne devienne trop difficile à endurer.

Toute une légion sanglée et bardée s’affaire autour d’elles, qui s’énerve, hurle, cogne, fustige, trop d’arrivages, souvent de la mauvaise marchandise, impotente et débile, les moyens manquent, ça bouchonne partout, le commandant veut son quota quotidien, la machine aussi, elle peut faire un retour de flamme et avaler les machinistes et leurs aides, un mort est un mort en fin de compte.

Encore des heures supplémentaires.

Encore des dossiers à confectionner pour réclamer des renforts, des gaillards qui sachent enfin résister à la fatigue, à l’ennui, à l’isolement, au froid, à la pourriture.

Il ne sert à rien de multiplier à l’infini les engins de destruction, l’industrie la plus sophistiquée, comme la terre la plus féconde, est soumise à l’implacable loi des rendements décroissants.

Trop c’est trop quand supprimer est la finalité.

C’est le hic profond de l’ordre : l’organisation la plus efficace se règle fatalement sur le moins efficient de ses servants, comme la chaîne la plus forte du monde n’a que la force de son maillon le plus faible.

Les hommes les plus endurcis ne peuvent avancer plus vite que leurs enfants et leurs vieux parents.

Cela voudrait dire qu’au bout du bout, l’infini et le zéro se rejoignent, se valent, Dieu qui se tient en maître absolu en chaque point de l’univers ne vaut guère plus que la plus humble, la plus misérable de ses créatures.

Éliminer le faible serait donc cela : rétablir l’ordre du monde dans sa Verticalité primordiale, le monde appartient au plus fort, il est la vie et la mort, l’alpha et l’oméga.

S’il y avait d’autres lieux comme celui-ci, en d’autres endroits du monde, étaient-ils engagés dans le même Grand-Œuvre, quel but visait ce colossal holocauste, quel dieu se plaisait à ce culte, quelle intelligence humaine pourrait lui trouver le moindre bout de début de sens ?

Et les signes ? Le ciel n’en était-il pas plein ? Ne les aurait-on pas vus ? Pas reconnus ? On voyait bien les étoiles, pourquoi pas les signes ?

Rien ne vient du vide, la chair de la chair vient et l’esprit de l’esprit, toute chose a sa minière.

Une fin qui ne s’annonce pas a-t-elle du sens ? N’est-elle pas plutôt le début de quelque chose de mystérieux ? Cercle vicieux encore, le début est la fin et la fin est le début.

Personne n’a su répondre à ces questions.

Sans doute aussi que personne ne les a posées ou que nulle oreille ne les a entendues.

Quand personne ne parle, quand personne n’entend, il n’y a forcément personne pour voir, cela voudrait dire que la vie a disparu et que les hommes sont devenus des singes de pierre.

Peut-être apprendront-ils un jour à marcher ou à voler.

On peut y croire et l’annoncer : ici dans ce camp s’est écrit un épilogue qui se voulait un récit de commencement, la genèse d’un nouveau monde. La fin est le début et le début la fin.

oOo

Zoran Music a témoigné de ce magistère de la mort et de la vie qui, en ces lieux, en ces temps, faisait qu’elles s’enracinaient dans le même corps, telles des sœurs siamoises qui partagent le même tronc.

La mort existe dans la vie et la vie est déjà la mort.

Dans le camp, Music voit tout, il dessine jour et nuit, dans le secret et la peur, il croque des vivants en train de mourir et des morts pourrissants qui attendent d’être incinérés.

Il fait vite, va à l’essentiel, en quelques traits tremblants il saisit ce qui le blesse dans les profondeurs de son âme, une douleur sans fond, un questionnement sans fin.

Il faisait provision de mystères pour tout le temps qu’il lui resterait à vivre et assez même pour en léguer à la postérité.

Dachau est le nom de ce lieu maudit, il n’était pas une pauvre usine de souvenirs perdue dans la campagne mais le centre du monde et le plus vaste abattoir de l’histoire humaine.

Il en peindra tout le long de sa vie, la mémoire du camp est encore le camp et peut-être que le passé n’existe réellement que dans le futur.

Mais peindre n’est pas que peindre, c’est à chaque mouvement du pinceau se souvenir qu’un jour, un temps hors du temps, on a soi-même été un vivant et un mort unis dans le même corps et que dans ce couple incompatible, le vivant était un cadavre et le cadavre une fumée qui s’étiolait dans le ciel.

Ne peut raconter cet état dans sa vérité profonde que celui qui en a fait l’expérience, qui a pu en revenir, qui en a gardé la mémoire et la capacité de l’interroger.

Cet homme, ne peut le comprendre que celui qui a, lui aussi, traversé semblable épreuve.

Il n’y a de communion qu’entre soi, les morts parlent aux morts, les vivants aux vivants et les rescapés des camps aux rescapés des camps.

La douleur est le lien profond entre les hommes, elle n’existe au demeurant que parce qu’ils sont en interaction et que pourtant ils vivent dans la division et la surenchère.

Ce que l’homme nourri d’amour et de compassion cherche, c’est comprendre la douleur de l’autre pour comprendre la sienne propre et ensemble échapper au malheur.

Mais comment dire la douleur quand les mots pour la dire n’existent pas ou que la gorge est si serrée qu’ils ne sortent pas ?

Dire, par les mots comme le firent Primo Levi, Jorge Semprún et d’autres, ou par la peinture comme le fit Zoran Music, est un choix fatal ; dire, c’est rester dans la souffrance, la raconter c’est souffrir encore et encore car le récit ne peut jamais épuiser le vécu.

Toute sa vie de rescapé du camp, Jorge Semprún s’était posée la question : L’écriture ou la vie ?

Un de ses livres porte ce titre, il y résume le dilemme du rescapé : vivre ou mourir ? oublier ou ressasser ? dire ou se taire ?

En vérité, il n’y a pas de choix, on ne guérit jamais, car on ne peut oublier et on n’oublie pas parce qu’on ne peut pas dire et on ne dit pas parce qu’il n’y a pas de mots pour dire, et si ces mots n’existent pas, c’est que personne n’a retrouvé la vie et l’usage de la parole après la mort.

Cette douleur est orpheline, elle ne se rattache à rien, pas même aux faits qui l’ont engendrée. Le chaos du monde est infini.

C’est dans une couleur éteinte que Music a cherché les signes pour la dire, lui aussi s’était posé la question de savoir s’il fallait peindre ou vivre, lui aussi avait fait le constat que l’oubli était impossible et que, conséquence du principe de continuité, la souffrance est la seule vie à laquelle le rescapé peut prétendre.

Après un long temps d’insouciance voulue, recherchée comme un vrai remède, durant laquelle il a fait grande consommation de couleurs vives, de joies et de bonheurs parfaitement assurés, il est revenu vers le chevalet des jours sombres et a trempé ses pinceaux dans la douleur sourde qui l’habite et ne s’éteint jamais et il a peint ce qui ne se dit, ne se voit, ni ne s’entend.

Comme il y a l’indicible, il y a l’invisible et l’inaudible.

En vérité, tout nous échappe, nous ne savons rien du grand mystère des camps. Faut-il donc qu’il reste à jamais un inaccessible secret ?

Comment savoir alors ? Comment vivre ?

Qui nous dira ce que Zoran Music a exprimé dans ses dessins et ses peintures ?

Des vies abîmées, des morts, des cadavres, de la fumée, des cendres, des hontes, des pleurs taris…

Mais encore ? mais encore ?

Qu’y a-t-il au-delà du pourquoi et du comment, de l’avant et de l’après ? que signifient les faits par eux-mêmes ?

Rien, savoir n’est pas une réponse.

L’ignorance serait-elle donc indispensable à la vie ?

Elle la protégerait de quoi : la folie, l’abêtissement, la mort ?

 

Boualem Sansal

Rescapé des guerres et des camps en Algérie, numéro matricule 102/35000

 

Post-scriptum

Au moment où j’écris ces lignes à l’attention de ceux que la mémoire du passé tourmente, un étrange futur commence à se montrer sur terre ; il sera dur à vivre c’est sûr, les premiers échos en sont terrifiants.

En a-t-on vu les signes ?

Ces cris dans la nuit ? Ces foules hagardes sur les chemins bourbeux et le macadam brûlant ? Ces camps improvisés dans la jungle ? Ces enfants flasques qui marchent en dormant ? Ces ténèbres en plein jour ? Ces explosions de lumières qui irradient l’horizon et menacent d’éteindre le soleil ? Ces corps qui s’accumulent en tas, qui déjà ressemblent aux montagnes de cadavres que Music dessinait dans l’effroi ?

Hier, au temps de Zoran, on parlait d’un démiurge halluciné qui voulait dominer le monde.

Aujourd’hui, c’est Dieu lui-même dans toute sa gloire ressuscitée qui serait à la commande. À tous et à chacun, il ouvrira les portes de son paradis.

L’avenir sera cosmique, éternel et définitif. C’est la bonne nouvelle.

Dans ce monde enfin parfait, il n’y aura rien et personne pour le dessiner. Seulement Dieu et sa légion céleste.

Il est bon, frères, de se souvenir au présent de ce qui fut et de ce qui adviendra ; l’homme est ainsi, fait de mémoire, seulement de mémoire, ne l’oublions jamais.

 

_____________________

 

Boualem Sansal: Zoran Music, Painting or Life (or, The Path to Nothingness)

  

Being alive is not living, it’s recalling every now and then that you’re on the road to death.

Between two warnings—two frights—there’s the all-consuming daily routine, harsh and meaningless.

Then, on a cold misty night, everything comes to a halt in a dreadful silence.

 Standing in the wind, stiff as boards, people watch the smoke twist and vanish in the sky. Then, sickened by the smell of burning sweat, they return to their incomprehensible activities under the sharp eyes of the masters of all things and all times.

Tonight their nightmares will be feverish.

 Those condemned to death grow alarmed. They perform the same terrible calculation over and over again: as more and more lives are cut down, their turn to face the reaper grows ever nearer.

This imperturbable countdown regulates the flow of time.

 They slip back into their ranks, mumbling all known entreaties, while the stupefied mass is pushed from behind toward the gaping jaws of the void.

 The day’s survivors exult. Tomorrow is another day, they say, lifting their heads. Even Death itself may not be alive in the morning.

 If there’s no life, there’s no death, they say. Let’s just stay small and humble, and maybe Death, in its sublime grandeur, will overlook us.

 They wrap themselves in silence like a shroud. Reduced to shadows of themselves, they glide along walls and vanish into the night.

 Here and there, crouching in dark corners, feverish individuals look at their skinny wrists as though they still wore watches of yore, when time belonged to them. Then they relax, relieved, but not so much as to get caught napping.

 They know things—timetables, patterns, patrols. And they have a gift for sensing unscheduled inspections.

Always on the lookout—if caught, there’s no second chance.

 There are those who, at the end of their tethers, boldly sneak a few seconds here or there, so precious in the running of the camp, in order to send an SOS to heaven.

 They pray swiftly, not lifting their eyes or moving their lips, every limb trembling. Then they trot off, with a flickering little aura around their heads, which will surely give them away.

O firefly in the night, the light that guides you is your worst enemy.

 Those wretches believe in things: god, miracles, the blessings of ancestors. True, such things might help, if luck is on your side: the machine may seize up, the generator might blow, the gas may run out, lightning might strike the electricity pylon or that damned chimney, or the commandant might be in a good mood.

 But luck follows the laws of probability—it can go one way or other, sometimes both. The devil can be in two different places, just when least expected.

And anyway, out of pure stubbornness, they always find another way to finish the job.

 The minutes and hours continue their mute, motionless toward the darkness. This day is just like every other.

 With respite comes resignation, bringing with it something like sweetness.

 Life is opportunistic. Totally undemanding—like the poor—life will take whatever comes its way: a ray of sunshine, the sigh of the wind in the trees, the smell of hot bread, the song of a blackbird on the electric barbed wire. There’s the sudden recollection that the word “happiness” exists—or once existed. Numbness beckons.

 A warning shout.

 The sense of well-being has to be dropped instantly, replaced by the protective cloak of sorrow. Happiness belongs to the master, that’s the first commandment.

Thou shalt not covet anything that belongs to thy neighbor, thou shalt be content with death.

 Time in no way flows in this otherworldly place (what can we call it—accursed camp, relegation center, black hole, perdition isle? It doesn’t even exist, officially). This is the realm of death. Death alone labors, unceasingly, with truly extraordinary fervor, precision, and efficiency. That’s why we like it—or rather, respect it.

 What record is it trying to break? Life is unbeatable, that’s easy to see: it always generates more births than death can destroy, which means that humanity increases and multiplies to the point of developing the threat of extinction for itself.

A vicious cycle of creating death from too much life.

 “Be fruitful, and multiply, and replenish the earth, and subdue it,” said the Voice to our distant, obedient ancestors.

They never knew why they should end so badly.

 Every day, new lives arrive. Entire trainloads, huffing and puffing like oxen at the plow, packed with fresh, wholly innocent lives, grouped into families that are united, although worried and even ready to die. The machine has difficulty annihilating them as it should, on schedule.

 Ultimately, mere contingency, technique, organization or chance cannot be fairly incriminated. What is at work here are transcendent, insurmountable forces—humanity is just a decimal point in this colossal business.

 Where do they come from, these lives, what’s so special about them that they become the object of so many resources, so much magic?

We don’t know, we only know the extraordinary end awaits them.

 In private, the talk is fairly unanimous: apart from death, we don’t see what else could happen.

Everyone nevertheless hopes to die before the wait becomes too hard to endure.

 An entire legion, uniformed and belted, bustles around them. Losing its temper, it shouts, hits, and thrashes—too many arrivals, often poor in quality, sickly and crippled. There aren’t enough resources, there are backlogs everywhere, the commandant wants his daily quota filled, and so does the machine—otherwise it might flare up and consume the machinists and their helpers. In the end, a death is a death.

 And still more overtime.

More files to be compiled, requesting reinforcements, strong fellows able to withstand the fatigue, boredom, loneliness, cold, and rot.

 There’s no point in endlessly multiplying the engines of destruction. The most sophisticated of industries, like the most fertile of soils, is subject to the implacable law of diminishing returns.

When the goal is elimination, enough is enough.

 That’s the major hitch in the system: the most efficient organization must inevitably gear itself to the least efficient of its servants, just as the strongest chain in the world is only as strong as its weakest link.

The most hardened men can advance no faster than their children or aging parents.

 This means that, at the very end, infinity and zero come together, are the same: God who acts as the absolute master of every nook of the universe is worth no more than the most humble and wretched of his creatures.

 So that’s what eliminating the weak means: reestablishing the primal Verticality of the world order. The world belongs to the strongest. Strength is life and death, alpha and omega.

 If there were other places like this one, in other parts of the world, were they engaged in the same Great Work? What was the goal of this colossal holocaust, which god took pleasure in this worship, what human mind could find the least shred of meaning in it?

 And what about the signs? Weren’t the heavens full of them? Can people not have seen them? Not recognized them? If they saw the stars, why not the signs?

Nothing is born from a vacuum. Flesh is born of flesh, spirit of spirit. Everything has its lode.

Does an unannounced end have any meaning? Isn’t it rather the beginning of something mysterious? Vicious cycle again—the beginning is the end, and the end is the beginning.

 No one was able to answer these questions.

Probably no one asked them, or else no ear heard them.

 When no one speaks, when no one hears, there is obviously no one to see. That means that life has vanished, that men have become apes of stone.

Maybe they’ll learn to walk or fly some day.

 Let this belief be known: here in this camp was written an epilogue that sought to be a tale of commencement, the genesis of a new world. The end is the beginning, the beginning is the end.

oOo

Zoran Music bore witness to the magistery of death and life that, on this spot, at that time, enabled life and death to take root in the same body, like Siamese twins who share the same torso.

Death exists in life, and life is already death.

 Music saw everything in the camp. He sketched day and night, in secret and in fear. He drew the living as they died and the dead as they rotted, awaiting incineration.

 He worked quickly, went straight to the essential. In a few quivering lines he recorded the wound in the depth of his soul, the bottomless pain, the endless questioning.

 He was storing up enough mysteries for whatever time remained to him, enough even to bequeath some to posterity.

 Dachau is the name of that accursed place. It was not some poor factory of memories in some remote countryside, but the center of the world, the biggest slaughterhouse in human history.

 Music would paint it throughout his life. Memory of the camp is still the camp, and maybe the past truly exists only in the future.

 But painting isn’t just painting, every stroke of the brush means remembering that one day, at one timeless moment, life and death coexisted in the same body. Within that incompatible couple, life was a corpse and the corpse was a puff of smoke dissolving in the sky.

 This profound truth can only be recounted by someone who has experienced it, who has returned from it, who is able to remember and question it.

 The only person who can understand that man is someone who has gone through a similar ordeal.

Communion is possible only with one’s self: the dead speak to the dead, the living to the living, and camp survivors to camp survivors.

 Sorrow is the profound link between humans. It only exists, by the way, because humans interact, even as they live in divisiveness and rivalry.

 Someone nourished on love and compassion seeks to understand the pain of the other in order to understand his or her own, thus together transcending misfortune.

 But how can we convey the sorrow when the words to express it do not exist, or when our throats are so knotted that those words will not come out?

 To express through words—as Primo Levi, Jorge Semprun, and others did—or through painting, as Music did, is a fateful decision: expressing means clinging to the suffering. Recounting means suffering again and again, because the account can never extinguish the experience.

 For his entire life as a camp survivor, Semprun asked himself the question: literature or life?

One of his books bears that very title, summing up the survivor’s dilemma. Live or die? Forget or repeat? Speak or remain silent?

 In fact, there is no choice. You never get over it. Because you can’t forget, and you don’t forget because you cannot speak, and you do not speak because there are no words to express it. And if those words don’t exist, that’s because no one has ever recovered life and speech after death.

This sorrow is an orphan. It is related to nothing, not even to the deeds that engendered it. The chaos of the world is infinite.

 It was through muted colors that Music sought the signs to express it. He, too, wondered whether he should paint or live; he, too, realized that forgetting was impossible, and that, given the principle of continuity, suffering was the only life to which survivors can aspire.

 After a long period of deliberate insouciance—adopted as a true remedy—during which he consumed a lot of bright colors, of thoroughly assured joys and delights, Music returned to the easel of the dark days, dipping his brush in the dull pain that haunted him, that had never faded. So he painted what is not said, not seen, not heard.

 Just as there is the inexpressible, there is the invisible and inaudible.

In fact, everything escapes us; we know nothing of the great mystery of the camps. Should it therefore remain an inaccessible secret forever?

 So how can we know? How can we live?

 Who can tell us what Music has expressed in his drawings and paintings?

 Ruined lives, death, corpses, smoke, ash, shame, dried-up tears . . .

But what else? What else?

What lies beyond the how and why, beyond the before and after? What do the facts mean, in themselves?

Nothing. Knowing is not an answer.

So is ignorance essential to life?

Ignorance supposedly shields life from what? Madness, mindlessness, death?

 

Boualem Sansal

Survivor of Algerian wars and internment camps, serial number 102/35000

 

 Post-script

 As I write these lines intended for people tormented by memory of the past, a strange future has begun to dawn on earth. It will certainly be hard to live through—the first reports are terrifying.

And did we see the signs?

Those cries in the night? The distraught crowds on muddy paths and torrid asphalt? Those improvised camps in the jungle? The spiritless children marching along half asleep?  That darkness in full daylight? Those explosions of lights that glare on the horizon and threaten to extinguish the sun? Those bodies accumulating in heaps, already resembling the mountains of corpses that Music drew in terror?

 Before, in Zoran’s day, people spoke of a crazy demiurge who wanted to dominate the world.

Now, apparently, it’s God himself, in all his resuscitated glory, who is in charge. He will open the doors to his heaven to each and every one.

The future will be cosmic, eternal, and final. That’s the good news.

 In a world at last perfect, there will be nothing and no one to draw it. Only God with his heavenly host.

 It is right, brothers, to recall here and now what was, and what will be. That’s the way humans are: they’re made of memories, only memories—we must never forget that.

Il n’était pas le dernier…

J’ai longuement réfléchi à l’opportunité de programmer l’exposition qu’Applicat-Prazan dévoilera  à la Fiac en octobre prochain.

Dans le contexte que nous connaissons, le silence de l’indicible n’avait-il pas vocation à se taire ?

La narration des camps, plus vraie que l’image objective, jetée sur la toile après tant de sourde retenue, avait-elle aujourd’hui vocation à raisonner ?

Et puis cette image du vieil homme gris, assis sur un fauteuil gris, se détachant sur un fond gris. Son bras soutient sa tête. C’est bientôt la fin.

Il avait raison, il n’était pas le dernier…

 

En vue de la parution prochaine du catalogue que nous coéditons avec Skira, je remercie d’ores et déjà Boualem Sansal, Pascal Brückner et Michaël Prazan pour leurs très beaux textes respectifs.