Rhinocéros

Les rhinocéros ne sont ni d’extrême gauche ni d’extrême droite. Ils font juste comme tous les autres rhinocéros.

Ils ne connaissent ni l’histoire, ni la géographie, ni les sciences, fussent-elles politiques. D’ailleurs, ils n’en ont cure. Eux, ils mangent de l’herbe. Oui, ce lourd périssodactyle disgracieux broute ! Un tapir en plus grand ! Un âne en moins affectueux, en beaucoup moins intelligent.

Qui a dit qu’ils étaient en voie de disparition ? C’est tout le contraire…

Tout chez lui pousse par agglutination ! Même ses cornes n’en sont pas vraiment ! De vulgaires protubérances, de la peau durcie, de la kératine accumulée à force de temps… Ce même temps qui forge l’ignorance quand il devrait permettre de la vaincre !

Le rhinocéros n’étudie pas. Ou plutôt si, mais il n’apprend pas : Il retient ! Quoi ? Ce qui lui est vital pour survivre et se reproduire… Son cerveau n’est pas fait pour autre chose.

Il est aveugle mais pas sourd, quand bien même il n’entend rien.

A tout, il a des solutions simples !

Son territoire serait menacé par une autre espèce ? Pas même besoin de fermer ses frontières, il a déjà tout du char d’assaut ! Lui, il n’intègre pas : il refoule ! Et la boue lui sert de remparts ! En vrai, il n’a aucun ennemi ! Quelques hommes, parfois, férus d’humanités !

Comme il ne voit rien, il croit distinguer des congénères, là-bas, au loin ! Trop loin pour que son olfaction, pourtant pléthorique, ne le déniaise. Il ignore donc ce que ces formes hideuses lui affligeraient de souffrances avant que de l’asservir, si toutefois ils lui laissaient la vie sauve. Ces formes ? Des hommes également, ennemis de même, mais ceux-là pas férus d’Humanité, mais alors pas du tout ! Des coupeurs de cornes et du reste, et qui se foutent pas mal de savoir si oui ou non elles seraient aphrodisiaques !

Ionesco, reviens !

Eugène Ionesco, Rhinocéros, acte III, scène finale, 1959

[…] Ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tort ! Oh ! comme je voudrais être comme eux. Je n’ai pas de corne, hélas ! Que c’est laid, un front plat. Il m’en faudrait une ou deux, pour rehausser mes traits tombants. Ça viendra peut-être, et je n’aurai plus honte, je pourrai aller tous les retrouver. Mais ça ne pousse pas ! (Il regarde les paumes de ses mains.) Mes mains sont moites. Deviendront-elles rugueuses ? (Il enlève son veston, défait sa chemise, contemple sa poitrine dans la glace.) J’ai la peau flasque. Ah, ce corps trop blanc, et poilu ! Comme je voudrais avoir une peau dure et cette magnifique couleur d’un vert sombre, une nudité décente ; sans poils, comme la leur ! (Il écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme, un peu âpre, mais un charme certain ! Si je pouvais faire comme eux. (Il essaye de les imiter.) Ahh, ahh, brr ! Non, ça n’est pas ça ! Essayons encore, plus fort ! Ahh, ahh, brr ! non, non, ce n’est pas ça, que c’est faible, comme cela manque de vigueur ! Je n’arrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh, brr ! Les hurlements ne sont pas des barrissements ! Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant :) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !

Rideau

© Éditions Gallimard