Marchand de tableaux !

J’ai honte d’avouer que je ne travaille pas ! Du moins que je n’en ai pas la sensation et, qui plus est, que je suis payé pour ce faire !

Dans un pays qui compte quelques 5 millions de chômeurs, je mesure bien évidemment ce que cette affirmation a de provocateur, mais c’est en conscience que j’ose cette forme déraisonnable d’oxymore !

Chercher un emploi, c’est travailler ! Être indemnisé pour ce faire, le temps que cela dure, c’est l’honneur de notre modèle social !

Moi, je ne travaille ni ne cherche d’emploi ! Je suis marchand de tableaux …

Exercer en qualité de marchand de tableaux – et en vivre qui plus est -, c’est pour moi un peu comme si fin gourmet j’avais été et que Gault et Millau m’avait offert une carrière de critique gastronomique !

J’ai été coopérant chez Cartier à Toronto, acheteur de casseroles, tire-bouchons et salières au Bon Marché, assistant du Président de Dior Couture, en charge des briquets et stylos chez (re-)Cartier (International, cette fois), avant qu’un jour on me propose un poste dans une maison de ventes… oh, pas pour y vendre des tableaux ! Pour l’organiser… Pour la préparer à une révolution française : la fin du monopole des commissaires-priseurs et l’ouverture des enchères volontaires à la concurrence (sous-entendue anglo-saxonne) !

En cinq ans chez Christie’s à Paris, j’aurai construit une salle des ventes et en aurai ordonnancé tous les services, recruté 70 personnes, monté deux entrepôts, un studio photo, aménagé les 35 heures, instauré le Comité d’Entreprise, le CHSCT, accompagné l’évolution de la législation en prévision de la loi qui allait devenir celle de juillet 2001, contribué à multiplier par 7 le volume d’affaires… Mais je n’aurai pas vendu (selon ma définition toute personnelle) un seul tableau !

Puis, j’ai été conseil ! Non pas courtier… Conseil ! Métier difficile que celui-ci qui consiste à s’entremettre entre la parole du vendeur et celle de l’acheteur pour le compte duquel nous agissions… A ses risques et périls, puisque c’est lui qui payait nos émoluments, en surplus de la chose, lorsque sa décision bienheureuse était de l’acquérir ! Je pense que nos clients d’alors n’auront pas eu à se plaindre de nos diligences (encore moins ceux qui ont su garder), mais moi, je n’avais toujours pas vendu (selon ma définition toute personnelle) un seul tableau !

Mon Père, dont la nature n’était pas exactement à l’indolence, et qui, droits à la retraite liquidés, avait 15 ans plus tôt fondé sa galerie après une vie de contrariétés dans le textile qu’il exécrait, me dit un beau jour: « Pourquoi ne vendrais-tu pas vraiment des tableaux ? ». Et d’ajouter : « J’arrête ! Donc soit je vends (mais à qui ?), soit tu prends la suite ! ».

Vendre des tableaux ? En avais-je la capacité ? Les connaissances de base peut-être, pour avoir passé chacun des dimanches de mon enfance au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, certes sans y avoir été forcé, mais plus par obéissance filiale que par conviction héréditaire. J’ai donc racheté… et pris la suite !

Je n’aurais pas pu travailler avec mon Père, nos caractères étant par trop contradictoires. Mais pour une fois, je l’ai écouté, et après quelques temps de cohabitation raisonnée – en fait, avec le recul, des instants d’éternité, de ceux-là même qui font qu’on prend fondamentalement conscience de la vie -, j’ai poursuivi et, grâce à lui, depuis, je ne travaille plus !

Je partage désormais (j’en mesure le privilège) le regard des Staël, Soulages, Fautrier et autres génies qui font de nous des humains. Je vis dans l’attente du prochain tableau que je nettoierai, encadrerai, décrirai, reproduirai et exposerai, avant que de me résoudre à m’en séparer.

Et à ce jour, je n’en ai toujours pas vendu un seul (selon ma définition toute personnelle)! Car il m’aura fallu attendre de devenir marchand pour savoir qu’on ne vend pas un tableau…

… Un tableau, on vous l’achète !