Marcel

Au terme d’une longue enquête que j’avais initiée en 2011, mon Frère Michaël a réalisé un documentaire consacré à mon Père et à celle qui l’aura conduit avec sa sœur en zone libre en 1942, et dont je n’ai découvert l’existence et la destinée tragique que près de 70 ans plus tard.

Ce film, intitulé « la Passeuse des Aubrais », a remporté sa sélection au 27ème Festival International du Film d’Histoire (Pessac, 14 – 21 novembre 2016) dans la catégorie des documentaires inédits et a été doublement récompensé à ce titre par le Prix du jury professionnel et par le Prix des jeunes journalistes.

Il sera diffusé sur Arte le mardi 13 juin 2017 à 22h55.

Voici les circonstances particulières dans lesquelles j’ai été amené à découvrir l’existence et à rencontrer cette femme hors du commun, Thérèse Léopold :

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Un soir d’avril 2011…

A ce moment-là, je ne me souviens plus s’il était à l’Hôpital Américain en gastroentérologie, à Foch en neurologie, ou à Saint-Antoine en orthopédie, mais ce qui est certain est que mon Père avait entamé sa longue agonie depuis quelques mois déjà. Elle devait s’achever le 29 décembre de la même année. J’étais au lit, et il devait être 21h00 quand le téléphone sonna. Marcel Sztejnberg ! Je le connais depuis toujours. Un vieux de la vieille du monde englouti des « schmates ». Outre mon accent parigot, j’ai en commun avec lui, d’être allé à la même école maternelle, au 6 de la rue Paul-Dubois, dans le 3e arrondissement, d’avoir frayé à « Répu » toute ma vie, et d’adhérer à l’association « Mémoires du Convoi 6 ». A la différence de Marcel, je n’ai pas fondé cette association, je ne suis pas né en Pologne, n’ai pas été raflé avec mes parents en juillet 1942, et n’ai pas survécu, seul, à ce qui s’ensuivra !

Marcel lit tout ce qui s’écrit sur la Shoah. Pour le moins ! Car je ne sais pas combien de lecteurs aura recruté Yves Lecouturier[i] pour son très bel ouvrage « Les Juifs en Normandie (1940-1945)[ii] », mais n’y en aurait-il eu qu’un que c’eut été Marcel !

« Page 183 », me dit-il, « on parle de ton père ! »

J’achète, et je lis : « Sœur du résistant calvadosien Henri Dobert, aujourd’hui installée à Houlgate, Thérèse Léopold est également engagée dans la Résistance à Paris : « Grâce à un cheminot, je faisais passer des enfants juifs en zone libre. » C’est le cas pour Bernard et Jeannette Prazan qu’elle convoie jusque dans les Pyrénées en juillet 1942. Dénoncée, elle est arrêtée pour aide et protection des Juifs et incarcérée au fort de Romainville. D’abord déportée au camp d’Auschwitz-Birkenau, elle rejoint celui de Ravensbrück. »

!!!!!!!!!!!!!!

5 ans plus tôt, le 18 mai 2006 : Ce jour-là, mon Père (Bernard, donc !), enregistre à l’INA[iii] un entretien pour la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Aux questions de Catherine Bernstein qui l’interroge sur les circonstances dans lesquelles il avait échappé avec sa sœur (Jeannette, donc !) aux rafles de la police française à l’été 1942, il répond ce qu’il nous avait invariablement dit, à mon Frère et à moi, soit en substance : « ma tante (Gisèle, NDR), veuve de prisonnier de guerre français, naturalisée française (et à ce titre, à ce moment-là, exceptionnellement exemptée d’holocauste, NDR), nous avait confiés à une dame. Celle-ci, membre d’un réseau de faux résistants (comprendre d’un réseau de vrais collabos), était partie pour nous livrer à la Gestapo. Mais, arrivée à la dernière gare avant la zone libre, elle avait eu pitié de nous, comme je l’ai lu dans son regard qui depuis ne m’a jamais plus quitté, et nous avait conduits auprès de notre oncle, réfugié (provisoirement ! NDR) dans les Pyrénées».

Retour au livre d’Yves Lecouturier. Cette dame – dont mon Père ne nous avait jamais dit qui elle était, et dont il nous avait affirmé n’avoir jamais plus eu de ses nouvelles – a un nom. Elle s’appelle Thérèse Léopold. Elle aurait payé son aide aux juifs du prix de la déportation. En avril 2011, le livre est paru quelques semaines auparavant[iv]. A la date de cette parution, Thérèse Léopold est vivante. Et elle habite Houlgate …

 

 

La voilà, Madame Léopold ! Le 24 avril 2011, à Houlgate justement ! Aux bras d’un monsieur médaillé. Elle rend hommage à son Frère[v].

Yves Lecouturier, que je contacte à Caen, m’indique au téléphone les références d’un autre ouvrage, « Résistance au Féminin[vi] ». Je ne saurai jamais assez le remercier. J’y lis l’histoire de Madame Léopold.

Elle est née Gady, a épousé un Monsieur Lamboy en premières noces, puis un Monsieur Léopold en secondes. Effectivement sœur du résistant Henri Dobert, qui sera fusillé en 1943, et dont une rue d’Houlgate porte le nom, elle vit à Paris en 1942. Arrêtée chez elle (fin juillet 1942 ?, NDR) après avoir été dénoncée pour « aide et protection des juifs », elle est conduite à Orléans, puis à la prison du fort militaire de Romainville (en septembre 1942 ?, NDR) d’où elle est déportée via Compiègne à Auschwitz-Birkenau par le convoi dit des 31.000[vii] (série des numéros tatoués à l’arrivée) le 24 janvier 1943 avec de nombreuses femmes communistes dont Charlotte Delbo, Danielle Casanova, Marie-Claude Vaillant-Couturier ou Maï Politzer.

 

Thérèse à son arrivée à Auschwitz, matricule 31.800

 

J’apprendrai plus tard que Danielle Casanova, morte du typhus le 9 mai 1943, est décédée sous ses yeux.

 

Boris Taslitzky[viii]La mort de Danielle Casanova, 1949, huile sur toile, 81 x 130 cm

 

Le 9 août 1944, elle est transférée avec les autres survivantes du convoi à Ravensbrück. Puis, à Mauthausen, le 27 janvier 1945. A sa libération le 22 avril 1945, Thérèse, qui a échappé à plusieurs sélections, fait partie des 49 rescapées du convoi des 31.000 qui ont survécu à leur déportation, soit un taux de mortalité de 79%[ix] qui en dit long – j’aurai l’occasion de le vérifier – sur la vitalité et la détermination de cette femme.

De mon Père, qui avait 6 ans et demi au moment de sa fuite en zone dite libre, ou de cette femme, l’un des deux ment (Madame Léopold ?), ou se trompe (mon Père ?). Je sais – pour avoir toujours su – que Régine Zajakowski, la cousine de mon Père, avait été prise en charge par le même réseau de « résistants ». Concomitamment, selon la version de mon Père, peu de temps auparavant, selon Thérèse (ce hiatus étant sans doute l’une des clés qui m’échappent encore à ce jour pour tenter de discerner le vrai entre leurs versions respectives). Ce qui est certain en revanche est que tout ce qui était resté d’elle que l’on aura jamais plus revue depuis son arrestation à Orléans, son transfèrement à Drancy et sa déportation à Auschwitz, était une lettre, toute froissée de l’assèchement de ses larmes, et adressée à la tante Gisèle.

Par acquis de conscience, je me rapproche de mon Père à qui je fais part de ma stupéfiante découverte. Sur son lit de la clinique des Buttes Chaumont d’où il ne bouge plus depuis des semaines, il ne se souvient pas de l’identité de Thérèse qu’il dit n’avoir jamais revue depuis le voyage de l’été 1942, dont il m’affirme avoir totalement ignoré le destin, et dont il me décrit une nouvelle fois, avec la plus extrême précision, le regard empreint de remords qu’elle lui lança, à lui plus spécifiquement qu’à sa sœur, sur le quai de la gare à la descente du train. J’apprendrai plus tard qu’il s’agissait de la gare des Aubrais, aux faubourgs d’Orléans.

Thérèse a maintenant 93 ans ! A cet âge, que subsiste-t-il de sa mémoire ? Comment interroger une femme à qui – quelles que puissent avoir été ses turpitudes – mon Père doit sa survie ? En ai-je seulement le droit ? Comment lui opposer les souvenirs cruels d’un homme, au bout de son existence, qui avait à peine atteint l’âge de raison au moment des faits, quand bien même les circonstances seraient de nature à l’avoir alors projeté tout soudain dans la plus mature des adolescences ?

Je veux la rencontrer.

Je décide deux choses :

1. Après avoir trouvé les coordonnées de Thérèse Léopold, je rentre en contact avec la dame qui veille sur ses vieux jours. Annie Engelmann. Un miracle d’intelligence de la situation et de psychologie du personnage. Celle que je joins alors par téléphone me décrit une femme parfaitement lucide, à la force de caractère hors du commun, déterminée s’il en est. Je perçois à travers ses mots cette part d’ombre à laquelle elle me renvoie sans jamais la relier à un passé qu’elle n’a pas vécu, et qu’elle s’interdit d’attester. Par son érudition, le français qui est le sien porte la justesse d’une introspection dont j’ai la certitude qu’elle y travaille de longue date, au contact et au sujet de Thérèse, précisément. Je lui livre mon trouble relatif aux versions divergentes, mon souhait de vérité malgré l’impossible confrontation – mon Père venant de décéder -, ma crainte – enfin et surtout – que le surgissement brutal du passé ne soit pas compatible avec son grand âge. Rassuré par Annie sur ce dernier point, j’insiste malgré tout pour que ma visite soit précédée du visionnage par Thérèse du témoignage enregistré de mon Père à l’INA, et lui en adresse le DVD le 16 février 2012.

2. Parallèlement, sur les conseils de mon Frère, je missionne Christiane Ratiney, sa fidèle collaboratrice, excellente documentaliste et enquêtrice, en vue de rassembler toutes informations pertinentes afférentes à Thérèse Adrienne Gady, épouse Lamboy et par suite Léopold, née le 25 juillet 1918 à Saint-Pierre-Azif, Calvados ! Du 14 avril 2012 au 17 janvier 2013, en 9 mois de recherches, elle aura rassemblé la matière de base dans laquelle mon Frère puisera et qu’il complètera pour réaliser son film sur le sujet, « La passeuse des Aubrais »[x]. De l’exhumation de ces archives, je découvrirai notamment le rôle clé tenu par un personnage de la pire engeance, Pierre Lussac, repris de justice, escroc, passeur de juifs aux tarifs usuraires, collabo gestapiste, bourreau de résistants et auteur de terribles exactions, dénonciateur tant de la cousine Régine que de Madame Léopold, jugé et condamné à mort en juillet 1946, fusillé le 28 novembre 1946.

J’ai finalement rencontré Thérèse Léopold, dans sa maison d’Houlgate, avec ma famille, le samedi 21 juillet 2012, non sans avoir au préalable visionné les deux heures d’interview que mon Frère aura réalisées d’elle au mois de mai précédent et qui, là encore, serviront de base à « La passeuse des Aubrais ».

3 heures durant, je me suis accroché à chacun de ses mots – mâtinant la belle langue des anciens et le vocabulaire cru hérité des camps -, ai scruté la moindre de ses expressions, décomposé le plus imperceptible de ses changements de posture, tenté de pénétrer toute la rugosité de son être, tâté de sa détermination sans faille, oscillé entre la certitude que mes filles et moi lui devons la vie et le vertige du doute sur les circonstances. Je me souviens qu’au moment de nous séparer, elle a tiré de son portefeuille sans âge un petit morceau de papier plié en deux. La feuille était plus vieille que moi. Y était inscrit d’une écriture souple et académique le nom de mon Père : Bernard Prazan.

J’ai appris le décès de Thérèse Léopold le 11 décembre 2012.

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[i] Titulaire d’une maîtrise d’histoire contemporaine à l’Université de Caen et d’un DESS d’Economie des Télécommunications à l’Université Paris-Dauphine, Yves Lecouturier est chercheur associé au Centre de Recherche d’Histoire Quantitative de l’Université de Caen et membre de la Société d’histoire de la Poste et de France Télécom en Basse-Normandie

[ii] Editions Ouest-France

[iii] Institut National de l’Audiovisuel

[iv] 15 février 2015

[v] Henri Dobert, né le 31 janvier 1915 à Dives-sur-Mer (Calvados). Membre du réseau Buckmaster Jean-Marie, il organisa avec René Capron un attentat contre un collaborateur notoire au mois de septembre 1943. L’échec de cette tentative leur valut d’être arrêtés par la police française et la Sipo-SD le 6 septembre 1941 à Trouville-sur-Mer (Calvados). Mais ils parvinrent à s’échapper de la voiture de la police, en abattant l’homme chargé de les garder. Quelques semaines plus tard, au mois de novembre, alors qu’une vaste rafle s’abattit sur le réseau, ils furent pris à Paris, internés à la prison de Rouen et condamnés à mort, le 10 novembre 1943, par le tribunal militaire allemand de Rouen (FK 517). Henri Dobert et Roland Bloch ont été fusillés le 9 décembre 1943 au stand de tir du Madrillet, à Grand-Quevilly (Seine-Inférieure, Seine-Maritime), comme l’avaient déjà été avant eux six de leurs camarades. Il fut homologué sous-lieutenant à titre posthume et déclaré « Mort pour la France » en février 1945. SOURCES : DAVCC, Caen (Notes Thomas Pouty, Delphine Leneveu), dossier 21P444113 et 21P121844. – Jean Quellien (sous la dir.), Livre mémorial des victimes du nazisme dans le Calvados, op. cit.

[vi] Résistance au féminin, sous l’occupation en Normandie / éd. par les élèves et l’équipe pédagogique du Collège Paul Verlaine d’Evrecy, Edition Cahiers du temps, DL 2008

[vii] Ce transport, composé 230 femmes, est le seul convoi de résistantes à avoir été dirigé vers Auschwitz-Birkenau. Les autres femmes déportées par mesure de répression étaient envoyées à Ravensbrück. Sur ces 230 femmes, 85% d’entre elles étaient des résistantes : 119 étaient communistes ou proches du PCF et appartenaient au Front national pour la liberté et l’indépendance de la France. Quelques-unes avaient eu des responsabilités importantes comme Danielle Casanova et Marie-Claude Vaillant-Couturier. 45 étaient en outre des veuves de fusillés telles Charlotte Delbo, Marie (Maï) Politzer, Hélène Solomon. Quelques-unes étaient des parentes de déportés du convoi du 6 juillet 1942 ou de celui du 24 janvier 1943 destiné à Sachsenhausen. Tandis que quelques-unes étaient des résistantes isolées. A leur arrivée à Birkenau, le 27 janvier, ces femmes entrent dans le camp en chantant La Marseillaise. Elles sont immatriculées dans la série des « 31.000 » entre les numéros 31.625 et 31.854

[viii] Arrêté en 1941, puis interné à partir de 1943, à Saint-Sulpice-la-Pointe, dans le Tarn, Boris Taslitzky peint de grandes fresques d’inspiration révolutionnaire sur les baraquements du camp. Déporté à Buchenwald, il dessine plus de deux cents croquis : l’album sera publié grâce à Aragon, en 1946, sous le titre Cent Onze Dessins faits à Buchenwald. (…) L’engagement politique de Boris Taslitzky, proche de Pignon, Fougeron et Gruber, est indissociable de sa peinture, s’inspirant des références classiques de la peinture d’histoire : il rapproche la Mort de Danielle Casanova, résistante héroïsée, d’une descente de croix (…) En 1971, il est nommé professeur à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs et en 1997, il est fait officier de la Légion d’honneur au titre de la Résistance et de la déportation.” Elisabeth LEBOVICI – Libération/culture, 12 décembre 2005

[ix] Chiffre particulièrement élevé pour des déportées de répression

[x] Une coproduction INA et Arte France, avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah

Sur les traces de “La Passeuse des Aubrais”, de l’Occupation à nos jours

Au terme d’une longue enquête que j’ai initiée en 2011, mon Frère Michaël a réalisé un documentaire consacré à mon Père et à celle qui l’aura conduit avec sa sœur en zone libre en 1942, et dont je n’ai découvert l’existence et la destinée tragique que près de 70 ans plus tard: Madame Thérèse Léopold.

Je publierai ultérieurement les circonstances particulières dans lesquelles j’ai été amené à découvrir son existence.

Dans l’attente, je me permets de vous transmettre ci-dessous l’article écrit par François Ekchajzer dans Télérama (télérama.fr le 17/11/2016) au sujet de ce film qui sera diffusé en avant-première au Festival international du film d’histoire de Pessac avant sa programmation sur Arte en 2017 :

 

Sur les traces de “La Passeuse des Aubrais”, de l’Occupation à nos jour, par François Ekchajzer

http://television.telerama.fr/television/sur-les-traces-de-la-passeuse-des-aubrais-de-l-occupation-a-nos-jours,149936.php 

Michaël PRAZAN à la recherche d'une vérité cachée 

Elle a sauvé son père, alors enfant, de la déportation. Dans un documentaire présenté en avant-première au Festival international du film d’histoire de Pessac, Michael Prazan revient avec Thérèse Léopold sur son itinéraire… et ses zones d’ombres.

Il faut imaginer Michaël Prazan, auteur renommé de documentaires historiques (au premier rang desquels Einsatzgruppen, Les commandos de la mort), face à l’écran transmettant en direct l’image de son père. On est le 18 mai 2006, dans les locaux de l’Institut national de l’audiovisuel, où Bernard Prazan évoque son passé d’enfant caché dans le cadre d’une collecte de témoignages soutenue par la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Son fils a dû batailler ferme pour le convaincre de rompre ce silence entretenu tout au long de sa vie. Il l’a accompagné à Bry-sur-Marne et, seul dans une petite pièce, suit avec attention l’entretien que conduit sa consœur Catherine Bernstein, autrice de documentaires historiques non moins remarquables que les siens. « Moi qui ai l’habitude de mener ce genre d’entretiens, je me retrouvais dans une situation de simple spectateur, se souvient Michaël Prazan. C’était troublant, mais reposant et rassurant, car il était entre de bonnes mains. Mon père n’avait rien d’un client facile. Il était arrivé buté et n’a pas hésité à balayer d’un revers de la main certaines questions posées. Catherine Bernstein a magnifiquement manœuvré, sans se laisser atteindre par ses rodomontades. Elle l’a poussé dans ses retranchements jusqu’à ce qu’il cède, et je l’ai vu rendre les armes. »

Suivant à distance l’entretien aujourd’hui disponible sur le site de l’INA, Michaël Prazan découvre des bribes de passé que son père, aujourd’hui disparu, avait tues toute sa vie et sur lesquelles il ne reviendra pas. « Il ne regrettait pas d’avoir parlé, bien au contraire ; ça l’avait soulagé. Mais il ne s’attardait jamais sur le passé, et je n’ai pas osé le questionner pour dissiper les zones d’ombre qui persistaient. » Parmi les questions demeurées en suspens à la mort de Bernard Prazan, le 29 décembre 2011 : l’identité de la passeuse qui s’engagea à conduire en zone libre l’enfant de 7 ans qu’il était, ainsi que sa petite sœur. Une inconnue dont on apprend qu’elle était proche de Pierre Lussac, collaborateur avéré et faux passeur, qui livra sans vergogne des juifs à la police allemande — dont une cousine de Bernard Prazan. « Qui était la jeune femme qui a fait passer mon père et sa sœur en zone libre et qui, à l’en croire, travaillait de mèche avec la Gestapo ? » s’interroge-t-il au mitan de La Passeuse des Aubrais, documentaire présenté ces jours-ci en avant-première au Festival international du film d’histoire de Pessac. Une enquête exceptionnelle de par la force avec laquelle elle fait converser l’histoire familiale avec la grande histoire, relie le passé au présent et renouvelle notre regard sur une période connue, soulevant des questions qui continuent de travailler en nous bien après le générique de fin.

Extrait d’un documentaire de Michaël Prazan (France, 2016) / INA/Arte France.

Qui était Thérèse Léopold, dont Michaël Prazan trouve le nom dans un livre et la trace à Houlgate, où son enquête le mêne alors qu’il n’a pas encore de film en tête ? « Avant d’aller la voir chez elle et compte tenu des préventions que m’inspiraient les paroles de mon père, j’ai fait envoyer à madame Leopold l’intégralité de son témoignage à l’INA. Et je me suis rendu en Normandie avec une caméra prêtée par un ami pour conserver la trace de ce qu’elle me dirait. J’ai trouvé une femme secouée par ce qu’elle venait de voir, mais décidée à donner sa version des faits. J’ai passé la journée avec elle. J’en suis sorti sans savoir quoi penser, glacé par l’antisémitisme émanant de certains de ses propos et nullement convaincu. J’avais des doutes jusque sur sa déportation à Auschwitz-Birkenau, dans le convoi du 24 janvier 1943, celui de Marie-Claude Vaillant-Couturier, Danielle Casanova et Charlotte Delbo. Ça m’a pris des années, de vérifier son témoignage point par point, de m’attacher à elle et de comprendre qui elle était. De voir la larme discrète qui perle sur son visage, quand elle évoque la destruction des juifs de Hongrie. De découvrir que cette femme disait vrai, même si elle ne m’a pas forcément tout dit. »

Le témoignage et la personnalité impressionnante de Thérèse Léopold donnent au film de Michaël Prazan, dans sa seconde partie, toute son ampleur et sa complexité. On n’en dira pas plus, pour laisser le plaisir de la découverte aux téléspectateurs qui verront l’an prochain sur Arte cette Passeuse des Aubrais. Un documentaire dont la profondeur se découvre peu à peu ; comme son sujet, qui traite sans le dire des histoires que l’on se raconte et que l’on se transmet, qu’il appartient à chacun d’entre nous de questionner, de déconstruire, pour les recomposer dans une forme parfois plus véridique que celle du témoignage dont elles sont issues.

Festival international du film d’histoire de Pessac, jusqu’au 21 novembre, à Pessac, divers lieux.

Informations et réservation.