Le Grand Œil de Michel Tapié

De mon point de vue, le marché contemporain de l’art aura été inventé par deux protagonistes principaux dont le galeriste d’exception René Drouin aura été le trait d’union subliminal. De fait, les relations directes entre Leo Castelli et Michel Tapié – puisque c’est d’eux dont il s’agit – n’auront été que parcimonieuses !

Brièvement associé à Drouin, Castelli aura de son côté très largement contribué à l’expansion hégémonique des États-Unis qu’il aura gagnés pour s’y réfugier au début de la seconde guerre mondiale.

Un temps conseiller artistique de Drouin, Tapié aura lui jeté les bases d’un système marchand qui aura prévalu tant qu’il sera demeuré au service des artistes, autant dire jusqu’à une date récente à partir de laquelle, par une sorte d’inversion des normes avant l’heure, certains artistes auront décidé de se mettre au service du système…

De ce système, Un art autre – l’ouvrage que Tapié élabore en amont de l’exposition éponyme de 1952 au Studio Facchetti – sera pour toujours le manifeste.

Au-delà de la notion d’informel qu’il théorise et qu’il conviendrait sans doute de préciser (voire de questionner, si nous étions historiens de l’art – ce qu’à la galerie nous ne sommes pas !), Tapié dispose progressivement – d’abord chez Drouin, puis chez Facchetti (Studio Facchetti), Larcade (galerie Rive Droite) et Stadler (galerie Stadler) – un ensemble de règles que l’on qualifierait aujourd’hui de marketing où l’art aurait vocation à l’international, où le curator serait censé orienter les goûts et tisser le lien entre les artistes, les marchands, les collectionneurs et les institutions, et où la publicité et les relations publiques, étayées par la publication de catalogues-livres d’art, la scénographie et la propagation d’articles dans la presse, seraient aussi les outils de l’essentialisation du critique en tant que pierre angulaire de l’objectivation d’une création révélée et nécessairement vouée à la postérité…

Objectivation ? Autant l’avouer ici, ce ne sont ni l’appareil critique de Tapié ni son style littéraire qui m’auront conduit à envisager la tenue de cette exposition…

Postérité ? Sur les plus de cent quatre-vingts artistes qui auront peuplé « l’écurie Tapié » et que Juliette Evezard aura recensés pour sa thèse [1], beaucoup sont aujourd’hui sortis des mémoires. Plus, moins que d’usage ? Je ne saurais dire…

Quant à la capacité de Tapié à avoir su identifier, et parfois fait émerger, quelques-uns parmi les plasticiens les plus significatifs du xxe siècle, il me semble fondamentalement qu’il n’aura eu que très peu d’alter ego.

C’est à ce Tapié-là, à ce « Grand Œil » s’il en est, qu’à travers une sélection que nous avons ambitionnée exigeante d’œuvres d’artistes qui nous sont chers – une peinture un peintre ! –, nous rendrons hommage à l’occasion d’une exposition qui se tiendra à la Fiac, du 18 au 21 octobre 2018, puis à la galerie Rive gauche, du 27 octobre au 22 décembre 2018.

Un catalogue sera publié en co-édition avec Skira. Il comportera notamment trois notices très détaillées élaborées par Juliette Evezard, Docteur en histoire de l’art, Baptiste Brun, Docteur en histoire de l’art, et Edouard Lombard, Directeur du Comité Georges Mathieu. Je me propose de vous dévoiler ces notices en avant-première sur mon blog à l’occasion des trois prochains posts…

Franck Prazan

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le grand Œil de Michel Tapié, 80 pages, 29 €, Coédition Applicat-Prazan / Editions Skira Paris, Création Communic’Art, Diffusion Editions Skira Paris

© Applicat-Prazan / © Éditions Skira Paris, 2018

ISBN 978-2-37074-086-1, Dépôt légal mai 2018, Imprimé en Belgique sur les presses de Geers Offset, Photos des œuvres © Art Digital Studio, Photo de couverture © Arnold Newman/Getty Images

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[1] Juliette Evezard, « Un art autre : le rêve de Michel Tapié de Céleyran, il profeta de l’art informel (1937-1987) : une nouvelle forme du système marchand – critique », thèse soutenue le 16 janv. 2015 sous la dir. de Th. Dufrêne, Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.

 

L’exercice de la Justice

La vie quotidienne d’un tribunal en France

Un documentaire de 2 x 60 mn écrit et réalisé par Michaël Prazan

Jeudi 14 juin sur FRANCE 3 à 22h30

© TV Presse Productions

Un homme criblé de dettes s’effondre en larmes. Une adolescente se mutile pour soigner son mal de vivre. Un détenu avoue qu’il est tout sauf « innocent ». Un autre justifie sa violence par des propos sexistes. Ces histoires, dramatiques ou émouvantes, constituent le quotidien du tribunal de grande instance de Vienne, ville de 30.000 habitants située au sud de Lyon. Derrière les murs du Palais, magistrats et greffiers sont confrontés tous les jours à la violence ordinaire, avec un total de 15.000 procédures à traiter par an.

Comment juger ? Comment punir ? Comment sanctionner au plus juste ?

Portraits des justiciables et des fonctionnaires, dans le difficile exercice de leur métier…

Critique Télérama du 01/06/2018 :

Au TGI de Vienne, en Isère, des justiciables défilent pour des affaires diverses. Procureur, magistrats, avocats et greffiers dialoguent avec eux et participent à « rendre la justice ». Une plongée édifiante dans le quotidien d’un tribunal français.

Voir ici

Monsieur de Givenchy

J’étais à Maastricht lorsque j’ai appris le décès d’Hubert de Givenchy.

A 51 ans, j’ai acquis la certitude qu’une vie professionnelle est un édifice bâti d’une somme de rencontres, certaines plus significatives que d’autres, quelques-unes déterminantes.

C’est Hugues Joffre – lequel m’avait recruté chez Christie’s France, en était devenu le Président du Directoire, et m’en avait nommé Directeur Général – qui avait proposé à Hubert d’occuper la fonction de Président du Conseil de Surveillance.

C’est grâce à Hugues – et à Christie’s – que je l’ai connu.

Dans le contexte où l’une de mes missions principales d’alors avait consisté à construire l’armature opérationnelle de la société à Paris, notamment du point de vue de ses ressources humaines et du développement immobilier de son siège de l’avenue Matignon, je me suis très souvent ressourcé auprès d’Hubert.

Plus tard, il avait accepté de siéger au conseil d’administration de Lasartis, le bureau de conseils qu’Hugues et moi avions fondé après avoir quitté Christie’s.

Pour nous, et de sa seule initiative, il avait organisé chez lui à Paris une réception à laquelle il avait convié ses amis proches dans l’objectif de nous mettre le pied à l’étrier.

Je viens initialement du monde de la Haute Couture. Pour tous là-bas, comme il y avait Monsieur Dior, ou Monsieur Saint-Laurent, il y avait Monsieur de Givenchy.

Parmi les rencontres déterminantes de ma vie professionnelle, il y a eu celle avec Monsieur de Givenchy.

Martin Barré, l’Art du peu

Ajouter ou retrancher le nom d’un Artiste de notre programme commercial constitue invariablement l’aboutissement d’une longue maturation. Certes, nous intervenons au second marché, mais jamais au gré des opportunités…

… Nous sommes bien entendu marchands de tableaux, mais nous nous sommes toujours attachés à travailler selon des modalités que ne renieraient pas les galeristes. Non pas comme eux aux côtés des Artistes, puisque la plupart de ceux dont nous montrons les travaux sont aujourd’hui décédés, mais de façon rigoureuse et persévérante, selon la ligne que nous nous sommes fixée, dans le domaine de compétence qui est le nôtre, sans jamais nous départir de nos convictions, et le plus souvent, quelles que soient les conditions de marché.

Cela passe par de l’abnégation, parfois de la chance, toujours de la satisfaction.

C’est compliqué – croyez-moi !- mais cela fonde notre démarche et lui confère – j’aime à le croire – de la pertinence et du fond.

Comme au premier marché, nous concentrons notre propos à l’occasion d’expositions monographiques, plus rarement thématiques, publions des catalogues, et communiquons bien au-delà du cercle de nos clients, notamment par les moyens modernes mis à notre disposition par les nouveaux media.

A la différence des acteurs du premier marché, nous ne pouvons pas compter sur la mise à disposition d’une offre dynamique puisque, par définition, la production artistique que nous mettons en avant est achevée, et par là-même limitée. Cependant, les 7 foires auxquelles nous participons annuellement nous amènent à nous organiser afin de contourner cette très grande difficulté en nous attachant à donner à voir de façon – j’aime également à le croire – tout aussi dynamique.

Cela relève sans doute à terme de la gageure : Vulnerant omnes, ultima necat !

Si j’ai décidé dans ce contexte de montrer de temps à autre, sans obligation et avec parcimonie, une peinture de Martin Barré, c’est parce que je crois profondément que le marché est désormais prêt à rendre justice à un travail de longue date célébré par la critique avertie la plus minutieuse, les historiens de l’Art, les Artistes eux-mêmes, et les collectionneurs passionnés.

Martin Barré est d’abord pour moi tout à la fois un continuateur et un refondateur d’une Abstraction entendue au sens le plus pur du terme, celle qui puise ses sources à l’aune des grandes avant-gardes, de Cézanne à Malevitch ou Mondrian. Une Abstraction totale, exigeante, radicale, sans compromission.

Chez Barré, il n’y a pas plus ensuite (ni moins !), je le pense, de « paysagisme abstrait » que de trahison à la dite « Jeune Ecole de Paris », pas plus (ni moins !) de « baroquisme » que de « procédé » ou de « concept », pas davantage (toujours pas moins !) « d’artisanat » que de rejet de ces « vestiges résiduels » d’une logique qui se serait voulue « suprématiste ». Toujours selon moi, et contrairement à l’apparente évidence, il n’y a aucune rupture dans son travail. Bien au contraire. Les phases qui s’enchaînent dessinent une trajectoire qui va bien au-delà de la forme si réfléchie et rigoureuse soit-elle. Martin Barré, j’en ai la conviction, est en ce sens et avant tout un Peintre, c’est-à-dire un Artiste qui se sert de la matière, de la couleur, des outils et de la toile ou du papier pour exprimer ce qui ne peut l’être autrement.

Ce que dit un Peintre de son travail, ce qu’on écrit sur celui-ci, ne m’a jamais intéressé et rarement convaincu. Ce qui m’intéresse en revanche, c’est ce que le Peintre fait et ce que j’en vois. D’ailleurs, je suis de ceux qui pensent qu’une œuvre n’appartient plus à son auteur dès lors qu’il l’aura exprimée, ce qui est sa vocation.

Bien davantage que le précurseur du minimalisme souvent décrit, Martin Barré est enfin et avant tout pour moi le Père d’un « Art du peu qui pourtant suffit » puisque, dans l’espace silencieux de la toile et au-delà, dans l’espace qui l’accueille, il confine au tout.

L’accrocher, notamment dans un salon, parmi d’autres, n’est pas chose aisée tant le réductionnisme auquel il s’est voué s’accommode mal du brouhaha ambiant lorsque ce silence auquel il renvoie ne trouve plus à s’entendre.

Tant pis, nous ferons avec… !

Pour la première fois depuis de très nombreuses années, la galerie présentera une peinture de Martin Barré…

… A Tefaf Maastricht.

D’autres, peut-être suivront…

France great again?

“And the can’t-miss booth of this fair comes from a gallery that, l’m embarrassed to say, l’d never heard of before: Applicat­Prazan, a decades-old Parisian space participating in Art Basel Miami Beach for the first time. This specialist in midcentury European painting has arrived with a dozen bracing works by figures too little known in the United States, including Otto Freundlich, Nicolas de Staël and Hans Hartung. A seething 1960 abstraction by Karel Appel features thickly applied splashes of white and brown paint, whose seeming carelessness belies clear care. In Jean Hélion’s “Trois Nus et le Gisant” (“Three Nudes and Reclining Man”), a disquieting painting from 1950, three women – the Fates, or just an artist’s models? – sit in judgment over a splayed young man, perhaps in postcoital slumber, perhaps murdered.”

Autant vous dire que cette mention nous concernant dans le cahier WeekendArtsII du New York Times du 8 décembre dernier à propos d’Art Basel Miami Beach nous est allée droit au cœur !

Pas tant le fait, certes appréciable, que notre présentation ait été spécifiquement remarquée parmi un plateau gigantesque recensant plus de 250 stands de grande superficie (soit beaucoup de kilomètres à parcourir pour être exhaustif et pertinent!), mais surtout que, sur le sol des Etats-Unis, l’attention se soit portée sur une proposition française d’une galerie française présentant des peintures d’Artistes de France (1) !

Jason Farago, l’auteur de l’article duquel la citation est tirée, est un observateur aussi chevronné que respecté, et son jugement porte bien entendu avant tout sur les œuvres elles-mêmes, en tant que telles, pour ce qu’elles sont. Mais je ne peux pas m’empêcher d’aller y voir plus loin, car ce signe qui nous est adressé n’est plus isolé…

… En Europe avec Art Basel, la Fiac, Tefaf Maastricht, et Frieze Masters, en Asie avec Art Basel Hong Kong, et aux Etats-Unis avec Tefaf New York et Art Basel Miami Beach, nous dialoguons avec l’essentiel des sphères actives du marché de l’art international. Incidemment, les zones de chalandise que couvrent ces 7 foires auxquelles nous participons annuellement nous renvoient l’image de ce qu’indirectement – malgré nous, et bien au-delà de notre ambition parfaitement lucide et tempérée de simple marchand de tableaux – nous représentons aux yeux des visiteurs : une expression de la culture de notre pays.

Et ce regard, je peux vous l’affirmer avec certitude a changé récemment. Il n’est plus condescendant, comme trop souvent nous l’avions éprouvé par le passé. Par-delà le ressenti pour sa culture – attribut essentiel, si ce n’est prépondérant – c’est l’image toute entière de la France dont j’ai le sentiment diffus qu’elle s’est appréciée…

(1) j’aime cette expression !

Oxymore (ou Pourquoi nous n’avons pas participé à la Biennale Paris)

Comme je suis présomptueux, j’ai attendu que la Biennale Paris ferme ses portes pour poster ce petit billet. En effet, je ne souhaitais pas que ma voix puisse causer en quelque manière que ce soit du tort aux participants à cette manifestation (à supposer que ma voix ait une portée quelconque, mais, je vous l’ai dit, je suis présomptueux … !).

Je n’ai rien contre la rhétorique, bien au contraire, tant pour persuader que pour agrémenter les discours, elle est pour moi toujours la bienvenue, tenant que je suis à la fois d’Aristote et de Quintilien. Mais, comme j’ai eu l’occasion de l’écrire, les mots ont un sens, et l’oxymore perd selon moi de sa pertinence lorsque les deux propositions qu’il entend rapprocher ne sont plus seulement éloignées mais fondamentalement antinomiques.

J’ai beaucoup entendu dire que la Biennale des Antiquaires pouvait bien devenir annuelle sans que cela ne pose plus de problème qu’au Paris-Dakar devenu latino-américain (et de fait débarrassé tant de Paris que de Dakar !). J’avoue ne pas être un grand spécialiste de la course automobile, mais il me semble que cette délocalisation de l’épreuve (rebaptisée Rallye-Dakar, Paris ayant pour l’occasion été sacrifiée à la rime) répondait à une urgence tactique compte tenu de la montée du terrorisme et de ses corollaires sécuritaires au Maghreb et au Sahel.

Le choix délibéré de rendre la Biennale annuelle relève lui d’une volonté stratégique. Face à la puissance de Tefaf Maastricht*, il est apparu que le rythme biennal ne permettrait plus à l’événement parisien de lutter à armes égales, voué qu’il serait donc à péricliter inexorablement, comme il a semblé que ce processus funeste serait déjà largement enclenché. Par ailleurs, qui pourrait légitimement défendre le bien-fondé d’organiser tous les deux ans ArtBasel ou la Fiac ? Enfin, si Frieze Masters a gagné en peu de temps la place qu’elle occupe aujourd’hui, ce serait évidemment du seul fait de sa programmation annuelle…

Mais en même temps (sic !), imaginerait-on une Biennale de Venise ou une Documenta annuelles ? Bien entendu, ces manifestations ne sont pas ouvertement commerciales et aiment à se situer dans la sphère institutionnelle. De surcroît, elles ne sont pas confrontées à une véritable concurrence annuelle, ce qui, pour les tenants de l’annualisation, exclut donc toute remise en cause de leur périodicité (CQFD). Mais, et c’est là l’axe central de mon propos, la Biennale des Antiquaires n’avait pas non plus de concurrent, précisément du fait que son rythme lui permettait de se différencier génétiquement de toutes les autres foires et salons consacrés au commerce des Arts dits beaux ou décoratifs, ce dans une ville (Paris) et un lieu (le Grand-Palais) que le monde entier nous envie. Les Joailliers ne s’y étaient pas trompés puisque aucune autre manifestation ne revêtait à leurs yeux autant de pertinence pour le lancement de leurs collections de haute joaillerie. A noter à ce sujet que les tenants de l’annualisation sont généralement également opposés à la présence des joailliers, ou en tous cas à la trop grande place qui leur aurait été dédiée. Qu’ils soient rassurés, ils sont partis !

Pour me sortir de cet oxymore auquel j’avoue bien volontiers ne rien comprendre, je me console en me disant qu’au final, ce n’est pas tant la Biennale des Antiquaires qui aurait été annualisée, que le défunt Salon du Collectionneur qui aurait été ressuscité et rebaptisé en Biennale Paris.

Reste que nous étions, à la galerie, particulièrement attachés à la Biennale des Antiquaires et que cette situation nous attriste, indépendamment du souhait que j’émets pour celles et ceux qui y ont participé que la Biennale Paris ait été à la hauteur de leurs attentes.

* Depuis avril 2017, je suis membre du Board of Trustees de The European Fine Art Foundation, et à ce titre potentiellement suspect de conflit d’intérêt

La passeuse des Aubrais (81’) de Michaël Prazan

Diffusion mardi 13 juin 2017 à 22h55 sur Arte: Sélection d’articles

Coffret DVD disponible le 13 juin 2017 chez Ina Editions

Bonus DVD : Entretien avec Serge Klarsfeld à propos des premières rafles à Paris, des camps d’internement, de la Gestapo d’Orléans, des maisons d’enfants et du cas de la Passeuse des Aubrais. (2015 – 21’)

Disponible en ligne sur boutique.ina.fr et dans les magasins spécialisés

Prix public conseillé : 14,95 €

Programme également disponible en VOD sur www.ina.fr & en SVOD sur Ina Premium ainsi que sur Itunes

Marcel

Au terme d’une longue enquête que j’avais initiée en 2011, mon Frère Michaël a réalisé un documentaire consacré à mon Père et à celle qui l’aura conduit avec sa sœur en zone libre en 1942, et dont je n’ai découvert l’existence et la destinée tragique que près de 70 ans plus tard.

Ce film, intitulé « la Passeuse des Aubrais », a remporté sa sélection au 27ème Festival International du Film d’Histoire (Pessac, 14 – 21 novembre 2016) dans la catégorie des documentaires inédits et a été doublement récompensé à ce titre par le Prix du jury professionnel et par le Prix des jeunes journalistes.

Il sera diffusé sur Arte le mardi 13 juin 2017 à 22h55.

Voici les circonstances particulières dans lesquelles j’ai été amené à découvrir l’existence et à rencontrer cette femme hors du commun, Thérèse Léopold :

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Un soir d’avril 2011…

A ce moment-là, je ne me souviens plus s’il était à l’Hôpital Américain en gastroentérologie, à Foch en neurologie, ou à Saint-Antoine en orthopédie, mais ce qui est certain est que mon Père avait entamé sa longue agonie depuis quelques mois déjà. Elle devait s’achever le 29 décembre de la même année. J’étais au lit, et il devait être 21h00 quand le téléphone sonna. Marcel Sztejnberg ! Je le connais depuis toujours. Un vieux de la vieille du monde englouti des « schmates ». Outre mon accent parigot, j’ai en commun avec lui, d’être allé à la même école maternelle, au 6 de la rue Paul-Dubois, dans le 3e arrondissement, d’avoir frayé à « Répu » toute ma vie, et d’adhérer à l’association « Mémoires du Convoi 6 ». A la différence de Marcel, je n’ai pas fondé cette association, je ne suis pas né en Pologne, n’ai pas été raflé avec mes parents en juillet 1942, et n’ai pas survécu, seul, à ce qui s’ensuivra !

Marcel lit tout ce qui s’écrit sur la Shoah. Pour le moins ! Car je ne sais pas combien de lecteurs aura recruté Yves Lecouturier[i] pour son très bel ouvrage « Les Juifs en Normandie (1940-1945)[ii] », mais n’y en aurait-il eu qu’un que c’eut été Marcel !

« Page 183 », me dit-il, « on parle de ton père ! »

J’achète, et je lis : « Sœur du résistant calvadosien Henri Dobert, aujourd’hui installée à Houlgate, Thérèse Léopold est également engagée dans la Résistance à Paris : « Grâce à un cheminot, je faisais passer des enfants juifs en zone libre. » C’est le cas pour Bernard et Jeannette Prazan qu’elle convoie jusque dans les Pyrénées en juillet 1942. Dénoncée, elle est arrêtée pour aide et protection des Juifs et incarcérée au fort de Romainville. D’abord déportée au camp d’Auschwitz-Birkenau, elle rejoint celui de Ravensbrück. »

!!!!!!!!!!!!!!

5 ans plus tôt, le 18 mai 2006 : Ce jour-là, mon Père (Bernard, donc !), enregistre à l’INA[iii] un entretien pour la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Aux questions de Catherine Bernstein qui l’interroge sur les circonstances dans lesquelles il avait échappé avec sa sœur (Jeannette, donc !) aux rafles de la police française à l’été 1942, il répond ce qu’il nous avait invariablement dit, à mon Frère et à moi, soit en substance : « ma tante (Gisèle, NDR), veuve de prisonnier de guerre français, naturalisée française (et à ce titre, à ce moment-là, exceptionnellement exemptée d’holocauste, NDR), nous avait confiés à une dame. Celle-ci, membre d’un réseau de faux résistants (comprendre d’un réseau de vrais collabos), était partie pour nous livrer à la Gestapo. Mais, arrivée à la dernière gare avant la zone libre, elle avait eu pitié de nous, comme je l’ai lu dans son regard qui depuis ne m’a jamais plus quitté, et nous avait conduits auprès de notre oncle, réfugié (provisoirement ! NDR) dans les Pyrénées».

Retour au livre d’Yves Lecouturier. Cette dame – dont mon Père ne nous avait jamais dit qui elle était, et dont il nous avait affirmé n’avoir jamais plus eu de ses nouvelles – a un nom. Elle s’appelle Thérèse Léopold. Elle aurait payé son aide aux juifs du prix de la déportation. En avril 2011, le livre est paru quelques semaines auparavant[iv]. A la date de cette parution, Thérèse Léopold est vivante. Et elle habite Houlgate …

 

 

La voilà, Madame Léopold ! Le 24 avril 2011, à Houlgate justement ! Aux bras d’un monsieur médaillé. Elle rend hommage à son Frère[v].

Yves Lecouturier, que je contacte à Caen, m’indique au téléphone les références d’un autre ouvrage, « Résistance au Féminin[vi] ». Je ne saurai jamais assez le remercier. J’y lis l’histoire de Madame Léopold.

Elle est née Gady, a épousé un Monsieur Lamboy en premières noces, puis un Monsieur Léopold en secondes. Effectivement sœur du résistant Henri Dobert, qui sera fusillé en 1943, et dont une rue d’Houlgate porte le nom, elle vit à Paris en 1942. Arrêtée chez elle (fin juillet 1942 ?, NDR) après avoir été dénoncée pour « aide et protection des juifs », elle est conduite à Orléans, puis à la prison du fort militaire de Romainville (en septembre 1942 ?, NDR) d’où elle est déportée via Compiègne à Auschwitz-Birkenau par le convoi dit des 31.000[vii] (série des numéros tatoués à l’arrivée) le 24 janvier 1943 avec de nombreuses femmes communistes dont Charlotte Delbo, Danielle Casanova, Marie-Claude Vaillant-Couturier ou Maï Politzer.

 

Thérèse à son arrivée à Auschwitz, matricule 31.800

 

J’apprendrai plus tard que Danielle Casanova, morte du typhus le 9 mai 1943, est décédée sous ses yeux.

 

Boris Taslitzky[viii]La mort de Danielle Casanova, 1949, huile sur toile, 81 x 130 cm

 

Le 9 août 1944, elle est transférée avec les autres survivantes du convoi à Ravensbrück. Puis, à Mauthausen, le 27 janvier 1945. A sa libération le 22 avril 1945, Thérèse, qui a échappé à plusieurs sélections, fait partie des 49 rescapées du convoi des 31.000 qui ont survécu à leur déportation, soit un taux de mortalité de 79%[ix] qui en dit long – j’aurai l’occasion de le vérifier – sur la vitalité et la détermination de cette femme.

De mon Père, qui avait 6 ans et demi au moment de sa fuite en zone dite libre, ou de cette femme, l’un des deux ment (Madame Léopold ?), ou se trompe (mon Père ?). Je sais – pour avoir toujours su – que Régine Zajakowski, la cousine de mon Père, avait été prise en charge par le même réseau de « résistants ». Concomitamment, selon la version de mon Père, peu de temps auparavant, selon Thérèse (ce hiatus étant sans doute l’une des clés qui m’échappent encore à ce jour pour tenter de discerner le vrai entre leurs versions respectives). Ce qui est certain en revanche est que tout ce qui était resté d’elle que l’on aura jamais plus revue depuis son arrestation à Orléans, son transfèrement à Drancy et sa déportation à Auschwitz, était une lettre, toute froissée de l’assèchement de ses larmes, et adressée à la tante Gisèle.

Par acquis de conscience, je me rapproche de mon Père à qui je fais part de ma stupéfiante découverte. Sur son lit de la clinique des Buttes Chaumont d’où il ne bouge plus depuis des semaines, il ne se souvient pas de l’identité de Thérèse qu’il dit n’avoir jamais revue depuis le voyage de l’été 1942, dont il m’affirme avoir totalement ignoré le destin, et dont il me décrit une nouvelle fois, avec la plus extrême précision, le regard empreint de remords qu’elle lui lança, à lui plus spécifiquement qu’à sa sœur, sur le quai de la gare à la descente du train. J’apprendrai plus tard qu’il s’agissait de la gare des Aubrais, aux faubourgs d’Orléans.

Thérèse a maintenant 93 ans ! A cet âge, que subsiste-t-il de sa mémoire ? Comment interroger une femme à qui – quelles que puissent avoir été ses turpitudes – mon Père doit sa survie ? En ai-je seulement le droit ? Comment lui opposer les souvenirs cruels d’un homme, au bout de son existence, qui avait à peine atteint l’âge de raison au moment des faits, quand bien même les circonstances seraient de nature à l’avoir alors projeté tout soudain dans la plus mature des adolescences ?

Je veux la rencontrer.

Je décide deux choses :

1. Après avoir trouvé les coordonnées de Thérèse Léopold, je rentre en contact avec la dame qui veille sur ses vieux jours. Annie Engelmann. Un miracle d’intelligence de la situation et de psychologie du personnage. Celle que je joins alors par téléphone me décrit une femme parfaitement lucide, à la force de caractère hors du commun, déterminée s’il en est. Je perçois à travers ses mots cette part d’ombre à laquelle elle me renvoie sans jamais la relier à un passé qu’elle n’a pas vécu, et qu’elle s’interdit d’attester. Par son érudition, le français qui est le sien porte la justesse d’une introspection dont j’ai la certitude qu’elle y travaille de longue date, au contact et au sujet de Thérèse, précisément. Je lui livre mon trouble relatif aux versions divergentes, mon souhait de vérité malgré l’impossible confrontation – mon Père venant de décéder -, ma crainte – enfin et surtout – que le surgissement brutal du passé ne soit pas compatible avec son grand âge. Rassuré par Annie sur ce dernier point, j’insiste malgré tout pour que ma visite soit précédée du visionnage par Thérèse du témoignage enregistré de mon Père à l’INA, et lui en adresse le DVD le 16 février 2012.

2. Parallèlement, sur les conseils de mon Frère, je missionne Christiane Ratiney, sa fidèle collaboratrice, excellente documentaliste et enquêtrice, en vue de rassembler toutes informations pertinentes afférentes à Thérèse Adrienne Gady, épouse Lamboy et par suite Léopold, née le 25 juillet 1918 à Saint-Pierre-Azif, Calvados ! Du 14 avril 2012 au 17 janvier 2013, en 9 mois de recherches, elle aura rassemblé la matière de base dans laquelle mon Frère puisera et qu’il complètera pour réaliser son film sur le sujet, « La passeuse des Aubrais »[x]. De l’exhumation de ces archives, je découvrirai notamment le rôle clé tenu par un personnage de la pire engeance, Pierre Lussac, repris de justice, escroc, passeur de juifs aux tarifs usuraires, collabo gestapiste, bourreau de résistants et auteur de terribles exactions, dénonciateur tant de la cousine Régine que de Madame Léopold, jugé et condamné à mort en juillet 1946, fusillé le 28 novembre 1946.

J’ai finalement rencontré Thérèse Léopold, dans sa maison d’Houlgate, avec ma famille, le samedi 21 juillet 2012, non sans avoir au préalable visionné les deux heures d’interview que mon Frère aura réalisées d’elle au mois de mai précédent et qui, là encore, serviront de base à « La passeuse des Aubrais ».

3 heures durant, je me suis accroché à chacun de ses mots – mâtinant la belle langue des anciens et le vocabulaire cru hérité des camps -, ai scruté la moindre de ses expressions, décomposé le plus imperceptible de ses changements de posture, tenté de pénétrer toute la rugosité de son être, tâté de sa détermination sans faille, oscillé entre la certitude que mes filles et moi lui devons la vie et le vertige du doute sur les circonstances. Je me souviens qu’au moment de nous séparer, elle a tiré de son portefeuille sans âge un petit morceau de papier plié en deux. La feuille était plus vieille que moi. Y était inscrit d’une écriture souple et académique le nom de mon Père : Bernard Prazan.

J’ai appris le décès de Thérèse Léopold le 11 décembre 2012.

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[i] Titulaire d’une maîtrise d’histoire contemporaine à l’Université de Caen et d’un DESS d’Economie des Télécommunications à l’Université Paris-Dauphine, Yves Lecouturier est chercheur associé au Centre de Recherche d’Histoire Quantitative de l’Université de Caen et membre de la Société d’histoire de la Poste et de France Télécom en Basse-Normandie

[ii] Editions Ouest-France

[iii] Institut National de l’Audiovisuel

[iv] 15 février 2015

[v] Henri Dobert, né le 31 janvier 1915 à Dives-sur-Mer (Calvados). Membre du réseau Buckmaster Jean-Marie, il organisa avec René Capron un attentat contre un collaborateur notoire au mois de septembre 1943. L’échec de cette tentative leur valut d’être arrêtés par la police française et la Sipo-SD le 6 septembre 1941 à Trouville-sur-Mer (Calvados). Mais ils parvinrent à s’échapper de la voiture de la police, en abattant l’homme chargé de les garder. Quelques semaines plus tard, au mois de novembre, alors qu’une vaste rafle s’abattit sur le réseau, ils furent pris à Paris, internés à la prison de Rouen et condamnés à mort, le 10 novembre 1943, par le tribunal militaire allemand de Rouen (FK 517). Henri Dobert et Roland Bloch ont été fusillés le 9 décembre 1943 au stand de tir du Madrillet, à Grand-Quevilly (Seine-Inférieure, Seine-Maritime), comme l’avaient déjà été avant eux six de leurs camarades. Il fut homologué sous-lieutenant à titre posthume et déclaré « Mort pour la France » en février 1945. SOURCES : DAVCC, Caen (Notes Thomas Pouty, Delphine Leneveu), dossier 21P444113 et 21P121844. – Jean Quellien (sous la dir.), Livre mémorial des victimes du nazisme dans le Calvados, op. cit.

[vi] Résistance au féminin, sous l’occupation en Normandie / éd. par les élèves et l’équipe pédagogique du Collège Paul Verlaine d’Evrecy, Edition Cahiers du temps, DL 2008

[vii] Ce transport, composé 230 femmes, est le seul convoi de résistantes à avoir été dirigé vers Auschwitz-Birkenau. Les autres femmes déportées par mesure de répression étaient envoyées à Ravensbrück. Sur ces 230 femmes, 85% d’entre elles étaient des résistantes : 119 étaient communistes ou proches du PCF et appartenaient au Front national pour la liberté et l’indépendance de la France. Quelques-unes avaient eu des responsabilités importantes comme Danielle Casanova et Marie-Claude Vaillant-Couturier. 45 étaient en outre des veuves de fusillés telles Charlotte Delbo, Marie (Maï) Politzer, Hélène Solomon. Quelques-unes étaient des parentes de déportés du convoi du 6 juillet 1942 ou de celui du 24 janvier 1943 destiné à Sachsenhausen. Tandis que quelques-unes étaient des résistantes isolées. A leur arrivée à Birkenau, le 27 janvier, ces femmes entrent dans le camp en chantant La Marseillaise. Elles sont immatriculées dans la série des « 31.000 » entre les numéros 31.625 et 31.854

[viii] Arrêté en 1941, puis interné à partir de 1943, à Saint-Sulpice-la-Pointe, dans le Tarn, Boris Taslitzky peint de grandes fresques d’inspiration révolutionnaire sur les baraquements du camp. Déporté à Buchenwald, il dessine plus de deux cents croquis : l’album sera publié grâce à Aragon, en 1946, sous le titre Cent Onze Dessins faits à Buchenwald. (…) L’engagement politique de Boris Taslitzky, proche de Pignon, Fougeron et Gruber, est indissociable de sa peinture, s’inspirant des références classiques de la peinture d’histoire : il rapproche la Mort de Danielle Casanova, résistante héroïsée, d’une descente de croix (…) En 1971, il est nommé professeur à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs et en 1997, il est fait officier de la Légion d’honneur au titre de la Résistance et de la déportation.” Elisabeth LEBOVICI – Libération/culture, 12 décembre 2005

[ix] Chiffre particulièrement élevé pour des déportées de répression

[x] Une coproduction INA et Arte France, avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah

Les Français dans la mondialisation !

Si, au-delà de ma personne, ma nomination au conseil d’administration (Board of Trustees) de TEFAF (The European Fine Art Foundation), instance stratégique et de supervision de l’institution en charge notamment de l’organisation de TEFAF (The European Fine Art Fair) à Maastricht et New York, honore le travail que la galerie me permet d’effectuer, elle a pour moi surtout le mérite de démontrer qu’être français dans un environnement aussi mondialisé, concurrentiel et largement dominé par mes confrères anglo-saxons que le marché de l’art n’est pas, contrairement aux idées reçues, rédhibitoire.

Bien plus significativement, Christie’s n’appartient-elle pas à Monsieur Pinault ? N’est-elle pas dirigée par Guillaume Cerutti, tous deux français ? Les galeries françaises sont-elles sous-représentées à Art Basel ou Frieze ? La Fiac n’est-elle pas (re-)devenue une référence dans son domaine ? Les musées de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg et Pouchkine de Moscou n’ont-ils pas choisi une fondation française, Louis Vuitton en l’occurrence, pour projeter Chtchoukine hors leurs murs ?

En réalité, le marché de l’art et celui de la culture sont affaires de marques. Et s’il est bien un domaine dans lequel les Français ont l’expérience et la légitimité pour démontrer de leur savoir-faire, c’est bien celui des marques. Et je n’ai pas pour ma part connaissance d’un autre terrain de jeu que celui du monde entier, globalisé, et donc ouvert mais exigeant, qui puisse permettre à qui en a la chance et l’ambition d’imposer sa marque.

En tous cas, certainement pas le repli sur soi !