Nouvelle École de Paris et résilience du marché

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Je vous invite à lire ci-dessous l’interview pour cette publication que j’ai donnée à Clément Thibault :

 

CT     Depuis 2004, Franck Prazan a pris la succession de son père Bernard Prazan à la tête de la galerie Applicat-Prazan, située rue de Seine et spécialisée dans la Nouvelle École de Paris (1945 – 1965). En 2010, il a ouvert un second espace rive droite, avenue Matignon. Auparavant, Franck Prazan a notamment exercé en tant que directeur général de Christie’s France et mené l’installation de la maison de ventes avenue Matignon à Paris. La galerie Applicat-Prazan sera présente du 9 au 18 septembre 2016 dans les allées de la Biennale des Antiquaires.

 

CT     Votre galerie est spécialisée dans la Nouvelle École de Paris. Le concept d’« école » induit l’idée de programme, d’enseignement. Est-ce le cas avec la Nouvelle École de Paris — concept que Lydia Harambourg a déjà battu en brèche ?

FP    Cette question revient de manière récurrente. La Nouvelle École de Paris englobe un certain nombre d’axes plastiques très variés, foisonnants. Il s’agit d’une marque, d’un élément de marketing que les galeries d’après-guerre ont employé plus que la qualification d’un mouvement plastique bien identifié.

La « Nouvelle École de Paris » se rapproche plus volontiers d’un label, identifiant un espace géographique qui, après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1960, a constitué le lieu privilégié par les artistes, collectionneurs, marchands et critiques. Jusqu’au début des années 1960, on considère que Paris représentait encore près de la moitié des transactions d’art dans le monde occidental.

Dans la Nouvelle École de Paris se côtoient des peintres de tradition française comme Roger Bissière, Alfred Manessier, Jean René Bazaine ; des peintres qui vont évoluer vers l’abstraction lyrique dont Wols est l’instigateur et Georges Mathieu le théoricien ; des peintres purement abstraits sans être concrets comme Pierre Soulages, Hans Hartung et Gérard Schneider ; des artistes surréalistes, etc.

Dans les années 1950 à Paris, 350 artistes vivaient de leur peinture. La liste longue de la galerie comprend une trentaine d’artistes. Notre liste courte, celle que l’on retrouve le plus souvent sur nos cimaises et dans les salons internationaux, recense une dizaine d’artistes.

 

CT     On donne souvent comme point de départ à la Nouvelle École de Paris l’exposition « Vingt peintres de tradition française » (1941, galerie Braun) organisée par Jean René Bazaine. De quelle tradition s’agit-il ? N’était-ce qu’une pirouette pour éviter la censure de Vichy ?

FP    La question de l’Occupation et de la place de la culture française — et de sa tradition — dans un monde contraint était prégnante. Les artistes de l’exposition s’étaient placés en rupture avec une époque qui ne leur laissait pas la place qu’ils méritaient.

L’enjeu sémantique se trouve bien autour de l’idée de « tradition ». À cette époque, l’abstraction était sur le point d’occuper tout l’espace pictural. Les artistes de cette exposition ne sont néanmoins jamais entrés pleinement dans le champ de l’abstraction. Certes ils n’étaient plus figuratifs, mais ils demeuraient représentatifs.

La véritable rupture formelle est intervenue après la guerre en séparant — en schématisant — les peintres de tradition française qui ont continué à décrire, en s’éloignaient formellement du champ du réel mais sans passer par l’abstraction pure, et d’autres peintres qui ont réellement rebattu les cartes. Les peintres de tradition française n’ont volontairement jamais opéré cette rupture : leur travail continuait à partir d’un sujet pour l’étudier formellement.

Ce passage par le point zéro a réellement eu lieu en 1946, car les artistes ont plus eu l’occasion de s’exprimer. C’est à ce moment que Pierre Soulages, Hans Hartung, Gérard Schneider, entouré de jeunes marchands comme Lydia Conti ou Colette Allendy, ont proposé une rupture totale avec le sujet, mais aussi avec tous les acquis directs de la tradition picturale.

 

CT     N’était-ce pas également une manière de sortir de l’ombre des géants qu’étaient Picasso, Matisse ou Bonnard et dont la présence était encore très forte après la guerre ?

FP    Pas seulement. L’objectif était de tout remettre à plat : les acquis de l’expression plastique, les thématiques politiques, l’histoire du pays. La rupture opérée au sortir de la guerre allait bien plus loin qu’un simple dialogue interartistique. Elle s’inscrivait dans la refonte totale d’une société.

Par ailleurs, toutes les formes d’expression et de pensée se côtoyaient et dialoguaient. Georges Mathieu a fait venir à Paris les peintres qui allaient devenir les expressionnistes abstraits américains dès la fin des années 1940 et les peintres français ont exposé dès 1949 aux États-Unis. La société reconstruisait ses modèles, qu’ils soient économiques ou sociaux, et la peinture n’a pas échappé à cela.

 

CT     Ces artistes ont émergé dans un fort contexte de marché — on peut citer les galeries Lydia Conti, Denise René, les Salons Réalités Nouvelles, d’Octobre… Les institutions françaises ont-elles soutenu ces artistes en rupture ?

FP    Les institutions françaises n’ont certainement pas eu le rôle qu’ont joué les musées américains pour les expressionnistes abstraits où un véritable écosystème artistique s’est créé, composé d’institutions, de marchands, de critiques, etc. Tous les acteurs du marché de l’art — car c’est de cela qu’il s’agissait — se sont agglomérés pour qu’il n’y ait pas de différence marquée entre les domaines de la culture et du marché.

En France, cela n’est pas arrivé, même si André Malraux a eu un rôle central dans l’émergence de la culture après-guerre. La frontière qui existe entre le rôle régalien de l’État, notamment en matière de culture, et le marché a toujours été forte. Les institutions ont joué leur rôle en acquérant des œuvres et en organisant des expositions, mais toujours avec une méfiance forte envers le privé et ses mécanismes — une inertie encore visible aujourd’hui. Cela explique, ce me semble, le déclin de Paris par rapport à New York. Aux États-Unis, artistes, collectionneurs, marchands, instituions et critiques ont formé un tout pour projeter la culture américaine à l’étranger, comme s’est projeté un modèle de société à travers la mise en place du Plan Marshall.

 

CT     Il y avait des porosités entre les Écoles de Paris et de New York, ne serait-ce que l’exposition « Young Painters in U.S. & France » à la galerie Sidney Janis en 1950. Les passerelles entre ces deux centres étaient-elles importantes ou s’est-il écrit une histoire de l’art bipolaire ?

FP    Avant Sidney Janis et d’autres expositions, il ne faut pas oublier l’élément central du dialogue entre les États-Unis et la France qu’a été la Seconde Guerre mondiale. La plupart des artistes  surréalistes, de par leur positionnement politique et leur amour invétéré de la création, sont partis de Marseille pour aller à New York, notamment grâce à l’action de Varian Fry. Les artistes français qui se sont réfugiés pendant la guerre aux États-Unis ont eu une influence considérable à New York — et ce qui allait devenir après-guerre l’expressionnisme abstrait. Sans la présence d’André Masson aux États-Unis, que serait-il advenu d’un Pollock par exemple ?

Après-guerre, les artistes sont revenus en Europe et les échanges ont bien naturellement continué. Ne serait-ce que Soulages, Zao Wou-Ki, George Mathieu ou Schneider qui ont eu comme principal marchand Samuel Kootz (New York) dans les années 1950 et qui ont vendu aux collectionneurs américains. Au début des années 1960, cette collaboration, ces échanges fructueux sont arrivés à un point où les États-Unis, par leur dynamique et leur positionnement hégémonique, ont submergé la création française et européenne.

 

CT     Il existe un mouvement global de redéfinition de la peinture à cette époque qui, loin de s’arrêter à la France et aux États-Unis, englobe notamment le néo-concrétisme au Brésil ou Gutaï au Japon. Est-ce le fait de porosités entre scènes artistiques ou la refonte des systèmes de pensée que vous évoquiez précédemment ?

FR    Selon moi, c’est la conséquence de la déflagration de la guerre, de la reconstruction et de la recherche de nouvelles bases, de nouvelles pistes. Après la bombe atomique, les artistes ne pouvaient plus réfléchir de la même manière. Cette idée du désastre absolu, comment la traduire ?  Comment la retranscrire formellement ? Les artistes traduisent, voire anticipent, leur temps.

Chaque artiste avec ses propres arguments, différents selon les cultures et les pays, ne pouvait plus en revenir à la tradition. On l’a d’ailleurs reproché aux artistes de tradition française qui ont cherché à remodeler la peinture, mais sans s’éloigner de ses codes — ce qui est louable d’ailleurs car cela a permis d’instaurer un débat, mais qui a néanmoins été englouti par cette remise à zéro.

 

CT     Pierre Restany a été un grand promoteur de la Nouvelle École de Paris, avant de fonder le Nouveau Réalisme au début des années 1960. Qu’indique ce changement de position ?

FP    Les peintres de l’École de Paris perpétuaient un modus operandi, celui de la peinture. Progressivement, et au début des années 1960, avec l’avènement des mouvements pop au sens large — incluant le Nouveau Réalisme en France —, la peinture en tant que finalité a perdu sa suprématie au profit d’autres moyens, plus conceptuels, faisant référence à l’idée — la mise en œuvre étant plus subsidiaire. Certains avant-gardistes ont observé ce passage, l’ont théorisé et ont constaté ses nouveaux points d’ancrage. C’est le cas de Pierre Restany. Michel Ragon par exemple, a choisi d’accompagner la peinture.

La programmation de notre galerie s’arrête à ce moment de rupture qui apparaît avec Yves Klein — l’un des premiers « artistes contemporains ».

 

CT     Côté marché, comment avez-vous vu évoluer le marché de l’art depuis que vous avez pris la direction de la galerie, il y a douze ans ?

FP    S’il y a bien un domaine dans lequel la globalisation trouve à s’accomplir, c’est dans le domaine du marché de l’art. Des particularismes demeurent, mais le marché est devenu très large, très ouvert — très complexe également. C’est pour cela que tous les moyens qui permettent aux collectionneurs et acteurs de se focaliser sur des temps forts sont privilégiés, d’où la prépondérance des ventes publiques et des foires internationales.

 

CT     Dans un marché complexe, l’évènement devient le point d’ancrage majeur?

FP    Absolument, en dehors de ces deux grands temps forts que sont les ventes publiques et les foires — qui par ailleurs parviennent souvent à mettre en commun leurs agendas —, le marché est trop morcelé. Nous concernant, la très grande majorité de notre activité se fait durant les foires — un minimum de 80 %, même s’il est toujours très difficile de quantifier cela avec précision.

Internet joue un rôle important, mais seulement en tant que véhicule d’information. Le marché de l’art est un secteur très résilient. Aujourd’hui, en terme de transactions, Internet représente 5 à 7 % des ventes, un chiffre qui demeure relativement stable, contrairement à d’autres secteurs économiques où les axes de progression font que les business traditionnels sont voués à disparaitre. Ce n’est pas le cas du monde de l’art, d’autant plus que les ventes sur Internet se focalisent plus sur des objets édités à plusieurs exemplaires : bibliophilie, objets de collection, estampes, etc. Pour tout ce qui est oeuvre unique, la confrontation à l’oeuvre et sa nécessité font que le commerce en ligne d’oeuvres d’art reste — et restera — marginal. En revanche, les moyens de communication via les plateformes de communication sont devenus des éléments tout à fait prépondérants.

 

CT     Malgré cela, la galerie doit demeurer un maillon essentiel du marché de l’art.

FP    Il faut faire la distinction entre le premier et le second marché. Au premier marché, la galerie reste l’outil principal, un outil d’agent. Au second marché, on pourrait penser que la galerie a perdu de sa raison d’être, si ce n’est que l’on ne peut pas participer aux grandes foires si l’on n’a pas de galerie. La galerie est devenue un maillon important en amont et en aval des foires.

 

CT     Pour revenir sur une tribune de votre blog, vous soulignez que l’une des difficultés des marchands en Europe est la faiblesse de leurs fonds propres…

FP    L’activité de marchand d’art est un domaine très capitalistique — sur le premier comme sur le second marché. Nous jouons deux rôles : celui d’intermédiaire et d’acheteur. Nous constituons du stock et nous accompagnons les vendeurs. La capacité d’une galerie à se projeter dans l’avenir repose sur cette donnée fondamentale qu’est le stock — même sur le premier marché.

S’il existait des organismes financiers qui permettaient aux galeries de constituer du stock en apportant un concours bancaire sur la durée, ce serait un moyen de répondre à cette problématique. Cependant, l’actif « œuvre d’art » est très mal compris des institutions financières.

Nous avons présenté une mesure l’année dernière avec le comité des galeries d’art et le syndicat des antiquaires en conférence budgétaire. Elle a fait l’objet d’un amendement au projet de loi finance 2016, qui n’a pas prospéré, mais qui cette année peut encore être débattu.

L’idée consiste en la possibilité pour les marchands d’amortir leur stock sous la forme d’une provision — la notion d’amortissement n’est pas compatible avec l’œuvre d’art qui ne se déprécie pas —, en leur accordant un crédit d’impôt — ce qui ne bénéficierait qu’aux galeries faisant du résultat et payant un impôt. Grosso modo, vous achetez un stock 120 et vous avez la possibilité à la fin de l’année de passer une provision de 40 sur trois ans à condition que l’année suivante vous réutilisiez au moins 40 pour acheter du stock. On s’inscrit donc dans la durée et dans un cercle vertueux. Ce modèle existe déjà dans d’autres pays. Le stock est le gage principal de profit futur.

 

CT     Que souhaitez-vous montrer à la biennale des Antiquaires ?

FP    Nous allons montrer une sélection assez large incluant nos plus grands artistes comme Pierre Soulages et Nicolas de Staël, mais aussi le plus beau tableau de Camille Bryen que je n’ai jamais eu entre les mains et un Alberto Magnelli des années 1940. L’idée est de proposer un large éventail de prix pour les collectionneurs — de 100.000 € une limite très basse aujourd’hui pour les œuvres peintes malheureusement, jusqu’à 3 ou 4 millions d’euros.

 

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