Pascal Bruckner : Zoran Music, Peindre avant que tombe la nuit

Personne mieux que Jean Clair n’a parlé de l’Art de Zoran Music. Comment par conséquent apporter un éclairage pertinent à l’exposition qu’Applicat-Prazan consacrera à cet immense Artiste, et que nous inaugurerons à la Fiac prochaine ? J’ai choisi de confier à trois grands auteurs et témoins de leur temps le soin d’écrire les textes de notre catalogue à l’aune de leur approche toute personnelle du cri, de l’homme et de son message.

Oh combien d’actualité, vous en jugerez… !

En avant-première de la sortie du catalogue co-édité et distribué à partir d’octobre 2016 par Skira, et dont vous verrez que c’est un très bel objet, je soumets ici à votre lecture, en trois publications successives, les travaux de Boualem Sansal, Pascal Bruckner et Michaël Prazan.

La traduction anglaise de Deke Dusinberre suit la version française en bas de page.

 

No-one can talk about the Art of Zoran Music better than Jean Clair.  How else could we gain a relevant insight into the exhibition that Applicat-Prazan is to devote to this immense Artist, and which will be inaugurated at the forthcoming FIAC?  I chose to entrust the texts of our catalogue to three great authors, witnesses of their time, in the very terms of their personal approach to the cry, to the man and to his message.

And still it continues, as you will judge for yourselves…!

As a preview of catalogue – a beautiful object in itself – co-published and to be distributed in October 2016 by Skira, I am pleased to present for your perusal in three successive publications, the texts of Boualem Sansal, Pascal Bruckner and Michael Prazan.

The English translation by Deke Dusinberre follows the French version further down the page.

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Pascal Bruckner : Zoran Music, Peindre avant que tombe la nuit

Chez Music, tout commence par le flou, par un voile qui dissimule et montre à la fois. Ce qui frappe dans ses tableaux, c’est d’abord la couleur de terre brûlée qui occupe toute la surface. Il brouille le regard pour le purifier, il nous force à accommoder. La demi-teinte oblige à chercher de la clarté, un sens dans les ténèbres. Music ne peint le monde que filtré par la douceur de l’ocre comme une lumière de base, une monochromie fondamentale d’où s’enlèvent des nuances de gris ou de bleu pâle, de jaune ou d’orange délavé. Telle une symphonie jouée sur une seule note dont on découvrirait lentement les harmoniques et les différences de ton. La toile ne vous saute pas au visage, c’est vous qui plongez lentement en elle, par immersion progressive. Pas de violents contrastes de couleurs qui éblouissent et imposent une direction, juste un clair-obscur qui déroute. Chacun de ses tableaux commande d’être médité autant que regardé. Le sépia installe le sujet dans une sorte d’hier éternel, hors du temps.

Ce peintre centre-européen, héritier de l’Empire austro hongrois, éduqué en trois langues, l’italien, l’allemand, le slovène, élève de l’École des beaux-arts à Zagreb, aurait pu rester un paysagiste talentueux croquant les gracieux chevaux de Dalmatie, les ruelles de Venise, les reliefs du Karst, cette région érodée déboisée par les Vénitiens pour construire leurs pilotis. Ou les bacs traversant les fleuves emplis de bœufs, telle une arche de Noé biblique. Il chante le monde d’avant la catastrophe, la nature heureuse. Ses pointes sèches, ses lithographies évoquent les arts primitifs indiens des Amériques. Délibérément traditionnel, il s’est dit marginalisé par les avant-gardes picturales de son époque, écrasé par les dogmes bavards des abstraits, des cubistes, des surréalistes. Mais cet embarras a tourné à son avantage. Contrairement aux peintres « subversifs » de son siècle, Music n’a pas voulu scandaliser la bourgeoisie débonnaire du monde démocratique, par le fracas des manifestes et la remise en cause des formes. Il a fait mieux, il a été confronté au pire, au nazisme, qui l’a jeté dans un camp de concentration. Arrêté par hasard à Venise par la Gestapo en 1944, soupçonné de liens avec les Alliés, il fut en effet torturé puis envoyé à Dachau, après avoir décliné, en riant, la proposition d’un officier allemand de devenir un auxiliaire de la SS.

Cette épreuve aurait pu le tuer, elle l’a révélé à lui-même. Dans le processus créateur, le passage par l’oppression est parfois indispensable : voyez Soljenitsyne, Varlam Chalamov, Vassili Grossman, Primo Levi, Robert Antelme qui ont tiré de leur calvaire des œuvres immenses. Ou encore l’admirable Margaret Buber-Neumann livrée par Staline à la Gestapo et qui aura connu les deux versants du totalitarisme, soviétique et allemand, le « camp d’amélioration » au Kazakhstan en 1937 puis Ravensbrück au début de la Seconde Guerre mondiale. Music, pour se libérer de l’épouvante, entame, à l’insu de ses gardiens, dès qu’il le peut, avec des moyens de fortune, une série de croquis sur la vie du camp, dont seuls environ deux cents seront sauvés. Il offre à ses compagnons de torture un tombeau d’encre et de papier, tente de capter leurs yeux « comme des centaines d’étincelles acérées », leurs doigts arachnéens. Autour de lui il ne voit qu’agonisants et macchabées.

« Je dessinais comme en transe, m’accrochant morbidement à mes bouts de papier. J’étais comme aveuglé par la grandeur hallucinante de ces champs de cadavres. Tout en dessinant, je m’agrippais à mille détails. Quelle tragique élégance dans ces corps fragiles. Des détails si précis : ces mains, ces doigts si minces, les pieds, les bouches entrouvertes dans la tentative extrême de happer encore un peu d’air et les os recouverts d’une peau blanche, à peine un peu bleuie. Et la hantise de ne point trahir ces formes amoindries, de parvenir à les restituer aussi précieuses que je les voyais, réduites à l’essentiel. »

Mourir, c’est s’alléger, se réduire à la finesse d’une ligne, d’un trait. On pense, face à ces esquisses, à Goya, Georg Grosz ou Otto Dix qui ont influencé Music, mais sans la charge de démesure de ces derniers. Il y a de la tendresse dans ces choses vues en enfer, autant qu’un refus de la violence gratuite. À côté de lui, le Guernica de Picasso semble l’affiche d’un publicitaire de génie, trop bavard, trop vu, trop diffusé et qui a rejoint le grand barnum consumériste. Les morts de Music sont modestes. Ils ne hurlent ni ne se contorsionnent en effets criards et c’est en quoi ils nous bouleversent. Leur sexe est une béance noire comme leur bouche, un souvenir, une épure. Le peintre a inventé l’esthétique de l’abomination discrète.

Très schématiquement, la représentation de la mort dans la peinture occidentale suit deux voies : celle des Vanités et celle des Revenants. Les premières soulignent la fugacité de l’existence et que l’homme « est méprisable en tant qu’il passe et infiniment estimable en tant qu’il aboutit à l’éternité » selon les mots magnifiques de Bossuet. Des troupeaux de damnés de Bosch, poussés vers l’enfer, aux danses macabres de Holbein ou Michael Wolgemut, chaque homme ou femme est suivi comme une ombre par son cadavre qui aime, rêve, festoie à ses côtés et le tire lentement vers le trépas. Gentilshommes, princes, marchands, manants, jeunes filles, tous sont en sursis. Patiemment logée dans l’air que nous respirons, dans les tissus qui nous composent, dans les battements de notre cœur, la Camarde attend son heure. Et comme les démons que nous fuyons, elle finit toujours par nous rattraper. Mais les défunts, tout à la rage d’être partis avant les autres et de laisser sur terre tant de bien portants, sont agités d’une vie incessante et fiévreuse et reviennent troubler les vivants. Dès le Moyen Âge, se développe tout un art macabre à connotations érotiques, scènes d’amour dans les tombeaux, cadavres dotés d’organes génitaux et capables d’abuser de jeunes mortelles. La Mort ne se contente pas d’emporter les êtres à tout âge, elle les viole dans des étreintes macabres : témoins le fameux tableau de Hans Baldung Grien (1517) où la Mort, le crâne encore parsemé de mèches grises, empoigne une jeune fille nue par les cheveux et la contraint à descendre dans le tombeau. Ou bien, la même année, celui de Niklaus Manuel Deutsch qui représente un cadavre embrassant une jeune personne sur la bouche et caressant son sexe. Annonçant nos modernes zombies, les morts forment une population inquiète : jamais en repos, ils produisent des sons étranges, dévorent leurs suaires, sont habités d’appétits inavouables, ouvrent leurs caveaux et viennent semer la terreur dans les campagnes et les bourgs, propageant des épidémies.

Zoran Music réconcilie ces deux dimensions : le camp fut pour lui une épreuve initiatique, un cheminement vers la vérité, mais à retardement. À peine libéré, gravement malade, de Dachau par les troupes américaines, il efface le cauchemar, s’enivre de lumière, de beauté, peint pendant vingt-cinq ans des scènes bucoliques en Dalmatie, en Italie, s’adonne à sa passion de la nature, des étendues semi-désertiques. La traversée de l’abjection est passée sous silence. Mais vers 1970, l’école de Dachau revient en force dans son œuvre et il entame la série extraordinaire de Nous ne sommes pas les derniers. À l’allégresse succède le face-à-face impitoyable avec la terreur. Dachau est devenu l’espace mental de son inspiration et ne le quittera plus. Des moribonds, la bouche ouverte, regardent le ciel vide et sans Dieu, d’autres semblent dormir, figés dans des poses grotesques, tels de vieux enfants couchés dans un lit. « L’horrible beauté de ces corps ruinés » s’est emparée de lui. Des monceaux de mourants s’agglutinent sur un monticule, bras et jambes pendantes, baignées dans une espèce de lumière rose. Certains voudraient nous parler, un peu comme ces nourrissons prématurés, dépourvus de poumons et de cordes vocales et qui hurlent en silence, dans leurs berceaux. Ils conversent sans un mot dans une sorte de parlement pathétique. D’autres sont assis, nus, décharnés, attendant de perdre le peu de force qui leur reste. D’autres encore semblent rire comme s’ils étaient joyeux de quitter cette vie, à moins que le rictus ne soit qu’une contraction involontaire de la mâchoire. Leur tête est noire comme un fruit déjà pourri.

Les gisants de Music ne sont pas ces cadavres bien portants des gravures du Moyen Âge, ces pendus joyeux ou ces morts de l’imagerie populaire du Mexique qui batifolent et dansent la gigue. Ils sont nus, démunis. Leur décès n’ouvre sur aucune rédemption et confirme la déréliction générale. Music est l’anti-baroque par excellence, il fuit le pathos autant que l’effroi. Il rend hommage aux disparus par la compassion et la tendresse. Il prend les êtres humains après la souffrance, après la maladie, l’exode, la faim, au moment où ils vont rendre l’âme : l’armée des morts est une population en surnombre. Il y en a trop, partout, toujours, ils submergent l’espace. Épuisés, ils tombent par grappes entières et les survivants les entassent en tas gémissants. L’économie de moyens est chez Music la voie royale vers l’essentiel. À qui a traversé l’enfer, le retour en arrière est impossible. Le monde est brisé, la sérénité a disparu. Passé de l’ignominie à la stupeur, Music doit garder jusqu’au bout les yeux ouverts sur l’abîme.

Alors débute chez lui une ultime période : il devient un personnage de Dachau, se regarde avec les yeux du mourant qui aurait du rester dans le Lager et a survécu par hasard. « Voir les yeux fermés » dit-il. Désormais il n’obéit qu’à une vision intérieure et multiplie les autoportraits, seul ou en couple, en compagnie de sa femme Ida dont on ne retient que la mousseline des cheveux, châtains ou roux, semblable à une auréole. Mais les visages ne sont représentés que pour être effacés ou suggérés. À la place de la personne, une silhouette floue. Deux spectres unis dans le crépuscule. Comme des clichés qui n’impriment jamais sur la toile et restent désespérément vides. Les êtres paraissent sans matière, sans contours, à peine évoqués qu’estompés, littéralement bus par des sables mouvants. Levinas parlait du visage comme la nudité par excellence, le vulnérable qui nous somme de répondre d’autrui. Les toiles de Music ne donnent plus prise à cette illusion. La figure n’est qu’une empreinte où apparaissent les lieux plus sombres de la bouche et des yeux. Comment pourrait-on les dévisager, les reconnaître puisque leurs traits ont été gommés ? Restent des traces comme sur le suaire de Turin, des contours qui s’atténuent. Chez Music, l’expérience concentrationnaire est celle de la disparition du visage : pas d’altérité puisque l’identité s’est évanouie. En vieillissant, lui-même s’abolit à son tour dans l’informe. Seule une tache noire, halo ou auréole, indique l’emplacement de ce qui fut jadis un homme, une figure, un destin, un paysage. On ne les voit plus, on les devine. C’est par les yeux, les orifices, la bouche qu’entre la nuit dans la face humaine.

À la fin de sa vie, et alors que la cécité le menace, Music figure un Penseur de Rodin guetté par l’épuisement. Un homme voûté, nu, se dissout lentement, dans un poudroiement de lumière pâle. La nudité n’est que le dépouillement ultime, le prélude au grand départ. Music ne confirme ni ne dément aucune révélation religieuse : son art est neutre et peut convenir au croyant autant qu’à l’athée. Son modèle est réduit à une silhouette, une chose farouche déjà perdue dans les ténèbres.

La débâcle de la forme attaque même la nature : et comme les cadavres du Lager évoquaient pour Music des tas de petit bois, des racines d’arbres enchevêtrées, les collines siennoises lui font penser à des gisants aux côtes saillantes. La paix rurale est à son tour contaminée par l’horreur. Les rochers sont des quasi-êtres humains qui se soulèvent, les agonisants des éléments naturels, prêts à être engloutis. Une même solidarité, une même sympathie universelle relie les bêtes, les végétaux, les pierres et les montagnes. Grande synthèse dans l’apaisement du temps. Au fond de l’espèce humaine comme des espèces végétales ou animales, un même courant anonyme précipite les choses vers la destruction. Qu’est-ce que la mort ? Un processus de réabsorption dans l’indistinct. Ce qui était un être singulier, homme, cheval, arbre, colline se fond dans le grand tout et prend d’autres aspects. Le magma a tout avalé. Au plus profond de soi, Music découvre la loi implacable des métamorphoses qui broie sans répit les vivants, les paysages, la matière vouée à mourir, à se transformer, chacun à son allure propre. Seule l’acuité d’un tableau peut racheter l’effondrement général.

Il existait au XIXe siècle tout un art de la photographie post mortem où le défunt, jeune ou vieux, était mis en scène avec les vivants dans un portrait de groupe. Music fait l’inverse : il installe les vivants en position de défunts et les saisit à ce point où ils vont s’abîmer, dans la grande paix de l’anéantissement. C’est cela que médite son anachorète dans la série du même nom : il goûte la fragilité de l’existence, au bord de l’exténuation. Un fantôme contemple le néant et se prépare au grand voyage. L’art est une grâce fragile conquise sur l’extinction.

Pascal Bruckner

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Pascal Bruckner: Zoran Music, Painting Before Night Comes

With Zoran Music, everything begins in a haze, with a veil that simultaneously hides and reveals. His paintings strike us first of all by their hue, the color of baked earth that covers the entire surface. He softens our gaze the better to sharpen it—he obliges us to focus. The muted tone forces us to seek clarity, to seek a direction among the shadows. Music always paints the world filtered through the softness of ocher, a background light or basic monochrome from which he teases out shades of gray or pale blue, or yellow or faded orange—like a symphony played on a single note, whose harmonics and differences in tone are only discovered little by little. The canvas doesn’t leap to the eye, the beholder has to sink slowly into it, through progressive immersion. The eye is not dazzled or drawn by any stark contrasts of color, there is just an unsettling chiaroscuro. Each of Music’s paintings must not just be seen but contemplated. Sepia places the content in a kind of eternal, timeless yesteryear.

As a Central European artist, a product of the Austro-Hungarian Empire raised in three languages—Italian, German, and Slovenian—and educated at the school of fine arts in Zagreb, Music might have remained a talented landscape painter sketching the graceful horses of Dalmatia, the back alleys of Venice, and the hills of Karst (an eroded region deforested by the Venetians in order to build their pilings). Or ferries crossing rivers, full of oxen like some Biblical Noah’s ark. He celebrated the world that predated the catastrophe, a felicitous nature. His dry-point engravings and lithographs evoked primal Amerindian arts. The deliberately traditional Music claimed he had been marginalized by the painterly avant-gardes of his day, stifled by the wordy dogmas of the abstractionists, cubists, and surrealists. But this predicament redounded to his advantage. Unlike the “subversive” artists of his day, Music did not seek to scandalize the easy-going bourgeoisie of democratic nations through the din of manifestoes and challenges to existing forms. He went one better, confronting something far worse: Nazism, which dispatched him to a concentration camp. Arrested by chance by the Gestapo in Venice in 1944, suspected of having links with the Allies, Music was tortured and then sent to Dachau, after having turned down—with a laugh—a German officer’s suggestion that he join an auxiliary SS force.

This ordeal might have killed Music. But it turned out to be self-revelatory. Sometimes, in the creative process, a period of oppression is indispensible: just look at Alexander Solzhenitsyn, Varlam Shalamov, Vasily Grossman, Primo Levi, and Robert Antelme, who transformed their sufferings into terrific oeuvres. Then there was the admirable Margarete Buber-Neumann, whom Stalin handed over to the Gestapo and who experienced both kinds of totalitarianism, Soviet and German, first through an “improvement camp” in Kazakhstan in 1937 and then in Ravensbrück early in World War II.

As a way of escaping the horror, Music began a series of sketches on camp life as soon as he could, with whatever materials he had at hand, unknown to his guards. Only two hundred of those drawings would survive. Offering his fellow torture victims a tomb of paper and ink, he attempted to record their spidery fingers and the “countless steely sparks” of the their eyes. Around him he saw only the dead and dying.

“I drew as though in a trance, morbidly clinging to my scraps of paper. It was as though the incredible vastness of those fields of corpses had blinded me. I clung to countless details as I sketched. What tragic elegance there was in those fragile bodies. Such precise details: those hands, those skinny fingers, the feet, the mouths half open in a final attempt to draw a little more air. And the bones stretched with white skin, just a shade bluish. And the obsession of not betraying those diminished shapes, of managing to make them just as precious as I saw them, reduced to essentials.”

Dying meant streamlining, being reduced to the thinness of a line, a stroke. Seeing these sketches evokes Goya, Georg Grosz, and Otto Dix—who influenced Music—yet without their exaggerated caricature. There is a tenderness about Music’s hellish vision, as well as a rejection of gratuitous violence. Next to Music, Picasso’s Guernica looks like an inspired advertising poster: too wordy, too familiar, too bandied about, part of the huge consumerist circus. Music’s dead are more modest. They do not scream or twist to gaudy effect—and that’s why they move us. Their genitals are dark voids like their mouths; just a memory, an outline. Music invented an aesthetics of discreet awfulness.

Very schematically, allusions to death in Western painting have taken one of two paths: vanitas or ghost. A vanitas stresses the fleeting nature of life, the fact that, in Bossuet’s magnificent words, “man is worthless in so far as he is transitory, and infinitely worthy in so far as he attains eternity.” From the herds of the damned being driven toward hell in Bosch’s paintings, to the danses macabres of Holbein and Michael Wolgemut, all men and women are shadowed by a corpse that loves, dreams, and feasts by their side, steadily drawing them toward their demise. Gentlemen, princes, merchants, yokels, girls—everyone is living on borrowed time. The Grim Reaper, patiently inhabiting the air we breathe, the flesh we are made of, every beat of our hearts, awaits his moment. And, like the demons we try to flee, he always catches up with us.

But the dead—enraged at having departed before the others, at having left so many healthy souls on earth—become agitated in their feverish, endless existence, and so return to haunt the living. Right from the Middle Ages there emerged a macabre art with erotic connotations: scenes of making love in the grave, of corpses endowed with genitals taking advantage of sweet young things. Death is not content merely to carry off people of all ages, it ravishes them in macabre embraces, as seen in a famous painting by Hans Baldung Grien in which Death, skull still sporting wisps of graying locks, grabs a naked Maiden by the hair to drag her into the grave (1517). That same year, Niklaus Manuel Deutsch depicted a corpse kissing a young woman on the mouth while fondling her genitals. These dead, prefiguring our modern zombies, constituted a troubling population—never at rest, they made strange sounds, devoured their shrouds, were driven by inadmissible cravings, and sprang from their graves to trigger epidemics and spread terror among towns and countryside.

Music reconciled these two visions. The concentration camp was an initiatory ordeal for him, a path toward the truth—if one he postponed. As soon as he was released from Dachau by American troops, the gravely ill Music put the nightmare behind him, becoming intoxicated with light and beauty. For twenty-five years he painted bucolic scenes in Dalmatia and Italy, indulging in his passion for nature and stretches of semi-wilderness. The period of abjectness was never mentioned. But around 1970, the lessons of Dachau forcefully resurfaced in his work; he began an extraordinary series titled We Are Not the Last. Elation was followed by a pitiless confrontation with terror. Dachau became the mental realm of Music’s inspiration, one that never left him. The dying look to the sky vacantly, mouths open, godless, while others seem to sleep, frozen in grotesque positions like old children lying in a bed. Music was gripped by “the horrible beauty of those wasted bodies.” Piles of the dead cluster in a mound, arms and legs dangling, drenched in a kind of pink light. Some seem to want to speak up, a little like those premature babies lacking lungs and vocal cords, howling silently in their cradles. They debate wordlessly, a parliament steeped in pathos. Others are seated, naked, skinny, waiting to lose the little strength that remains. Still others seem to laugh, as though delighted to leave this world—unless their grins are just an involuntary contraction of the jaw. Their heads are dark, like fruit already turning rotten.

Music’s recumbent figures are not like those strapping corpses of medieval engravings, not like the cheerful hanged men and the dead in popular Mexican imagery who frolic and dance. His dead are naked, destitute. Their death brings no redemption, it confirms their total dereliction. Music is anti-baroque par excellence, he avoids both pathos and fright. He pays tribute to the dead with compassion and affection. He shows human beings at the end of all their suffering, illness, exodus, and hunger—at the moment they give up the ghost. The army of the dead is too numerous. There are too many of them, everywhere, at all times, invading space. Exhausted, they fall in clusters, while survivors pile them into groaning mounds. In Music’s work, economy of means is the path toward the essential. To anyone who has been through Hell, no return is possible. The world is broken, serenity is gone. Going from ignominy to stupor, Music had to keep his eyes trained on the abyss right to the end.

There then began a final period to Music’s oeuvre. He turned himself into a character from Dachau, looking at himself with the eyes of a dying man who should have remained in the Lager but who survived by chance. “See with eyes closed,” Music used to say. Thereafter he followed only an inner vision, doing more and more self-portraits, alone or in a couple with his wife Ida, of whom we see just the halo-like chiffon of her red or chestnut hair. Faces are depicted only in so far as they are effaced or suggested. Hazy silhouettes replace individuals. Two ghosts united in the twilight—like negatives that never print, remaining hopelessly blank. Beings have no substance or outline; they are scarcely evoked, then rubbed out. Seemingly swallowed by quicksand. Philosopher Emmanuel Levinas viewed the face as the essence of nudity, the vulnerability that obliges us to reply to the Other. Music’s canvases no longer provide a hold on that illusion. His faces are just an imprint with dark patches for eyes and mouth. Since their features have been effaced, we are unable to look hard at them, to recognize them. There remain only traces, fading outlines, like some Shroud of Turin. For Music, the concentration-camp experience led to the disappearance of faces: identity has evaporated, so there can be no Otherness. As he aged, he eliminated himself, in turn, through formlessness. Only a black patch, a halo or ring, indicates the spot were once there was a man, a face, a fate, a landscape. They can no longer be seen, they must be intuited. It is through the eyes, the mouth—the orifices—that night comes to the human visage.

Toward the end of his life, threatened by blindness, Music depicted a Rodin Thinker on the verge of exhaustion. A bent, naked man slowly dissolves in a powdery, pale light. Nudity is merely the final stripping down, a preparation for the final departure. Music neither confirms nor denies any religious revelation—his art is neutral, and can speak to both believers and atheists. His sitter is reduced to an outline, to some shrinking thing already lost in the shadows.

The disintegration of shapes even affects nature: just as the corpses in the Lager made Music think of heaps of kindling or tangles of intertwined roots, so the hills of Siena reminded him of recumbent figures with protruding ribs. Rural serenity thus becomes contaminated by the horror, too. Rocks become quasi-human beings who rise up, nature’s dead and dying, just before being swallowed up. A similar solidarity—a similar, universal sympathy—unites animals, plants, stones, and mountains. A globality quietly emerges over time. Deep in the human species, as in animal and plant species, the same nameless current pushes things toward destruction. What is death? A process of returning to indistinctness. What had been a singular entity—man, horse, tree, hill—merges into a great whole, adopting other appearances. The magma swallows up everything. Music discovered, deep down, the implacable law of metamorphosis that relentlessly crushes the living, the landscape, and all matter doomed to die, to be transformed, each at its own pace. Only the acuteness of a painting can redeem the overall dissolution.

In the nineteenth century there existed an art of post-mortem photography in which the deceased, whether young or old, was staged in a group portrait along with the living. Music did the opposite: he set the living in the pose of the deceased, recording them just as they slide into the great serenity of nothingness. That is what the hermit of his Anchorite series is meditating: on the verge of exhaustion, he senses the fragility of life.  A ghost contemplates the nothingness, preparing for the grand voyage. Art is a fragile grace accorded over extinction.

 Pascal Bruckner

Boualem Sansal : Zoran Music, La peinture ou la vie (ou la voie du néant)

Personne mieux que Jean Clair n’a parlé de l’Art de Zoran Music. Comment par conséquent apporter un éclairage pertinent à l’exposition qu’Applicat-Prazan consacrera à cet immense Artiste, et que nous inaugurerons à la Fiac prochaine ? J’ai choisi de confier à trois grands auteurs et témoins de leur temps le soin d’écrire les textes de notre catalogue à l’aune de leur approche toute personnelle du cri, de l’homme et de son message.

Oh combien d’actualité, vous en jugerez… !

En avant-première de la sortie du catalogue co-édité et distribué à partir d’octobre 2016 par Skira, et dont vous verrez que c’est un très bel objet, je soumets ici à votre lecture, en trois publications successives, les travaux de Boualem Sansal, Pascal Bruckner et Michaël Prazan.

La traduction anglaise de Deke Dusinberre suit la version française en bas de page.

 

No-one can talk about the Art of Zoran Music better than Jean Clair.  How else could we gain a relevant insight into the exhibition that Applicat-Prazan is to devote to this immense Artist, and which will be inaugurated at the forthcoming FIAC?  I chose to entrust the texts of our catalogue to three great authors, witnesses of their time, in the very terms of their personal approach to the cry, to the man and to his message.

And still it continues, as you will judge for yourselves…!

As a preview of catalogue – a beautiful object in itself – co-published and to be distributed in October 2016 by Skira, I am pleased to present for your perusal in three successive publications, the texts of Boualem Sansal, Pascal Bruckner and Michael Prazan.

The English translation by Deke Dusinberre follows the French version further down the page.

 

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Boualem Sansal : Zoran Music, La peinture ou la vie (ou la voie du néant)

 

Être en vie n’est pas vivre, c’est de temps à autre se souvenir qu’on est sur le chemin de la mort.

Entre deux alertes, deux frayeurs, on se consume dans la ronde insignifiante et brutale des jours.

Et un soir de brume glacée tout s’arrête dans un abominable silence.

Debout dans le vent, raides comme des i, les gens voient une fumée tournoyer et disparaître dans le ciel, puis, écœurés par les odeurs de suint brûlé, retournent à leurs incompréhensibles occupations sous le regard acéré des maîtres des choses et du temps.

Cette nuit, leurs cauchemars auront la fièvre.

Les condamnés s’affolent, encore une fois ils font le même horrible calcul : plus nombreuses seront les vies arrachées à la terre, plus vite arrivera notre tour d’être fauchés.

Imperturbable, le compte à rebours continue de rythmer le cours du temps.

Ils refluent dans les rangs en marmottant tout ce qu’ils savent de supplications pendant que la masse sidérée est poussée dans le dos vers la gueule béante du vide.

Les miraculés de la journée se réjouissent, demain est un autre jour, se disent-ils en relevant la tête, la mort elle-même n’est pas assurée d’être de ce monde au prochain réveil.

S’il n’y a pas de vie, il n’y a pas de mort, enseignent-ils, faisons-nous petits et humbles et la Mort sublime dans sa grandeur ne nous verra pas.

Ils s’enferment dans le silence comme dans un linceul et réduits à leur ombre, glissent sur les murs et s’évanouissent dans la nuit.

Ici et là, tapis dans des encoignures obscures, des individus fébriles regardent leurs poignets décharnés comme s’ils portaient encore leurs montres d’antan, quand le temps leur appartenait, puis se relâchent, soulagés, mais point trop pour ne pas se laisser surprendre.

Ils savent des choses, les horaires, les séquences, les rondes, et possèdent le don de pressentir les contrôles inopinés.

Au guet, on ne se fait pas prendre deux fois.

Il en est qui, arrivés au bout du rouleau, s’enhardissent à chaparder quelques pauvres secondes, si précieuses dans le bel ordonnancement du camp, pour envoyer des SOS dans le ciel.

Ils prient à toute vitesse sans lever les yeux, sans remuer les lèvres, tremblant de tous leurs membres, et repartent en trottinant avec au-dessus de la tête une petite aura palpitante qui les dénoncera sans faute.

Luciole dans la nuit, la lumière qui te guide est ton pire ennemi.

Ces malheureux croient à ces choses, Dieu, les miracles, la bénédiction des ancêtres ; elles peuvent aider, c’est vrai, si la chance s’y met, il arrive que la machine coince, que le générateur grille ses charbons, que le gaz manque, que la foudre abatte le maître-pylône ou la cheminée maudite, que le commandant soit d’humeur heureuse.

Mais la chance est une loi de probabilité, elle joue dans un sens et dans l’autre, les deux parfois, le diable sait s’inviter en deux endroits différents quand on s’y attend le moins.

Et, force de l’entêtement, on trouve toujours une autre façon d’achever le travail.

Les minutes et les heures reprennent leur marche immobile et muette vers les ténèbres, ce jour est un jour comme les autres.

Avec le répit, revient la résignation qui apporte avec elle comme de la douceur.

La vie est opportuniste, pas exigeante pour deux sous, comme le sont les pauvres, elle profite de ce qui passe à sa portée, un rayon de soleil, le lamento du vent dans les arbres, une odeur de pain chaud, le chant d’un merle perché sur le barbelé électrifié… on se souvient tout à coup que le mot bonheur existe… a pu exister…  l’engourdissement menace…

Un cri d’alarme.

Il faut vite échapper au bien-être et retrouver la douleur et sa protection, le bonheur appartient au maître, c’est le premier commandement.

Bien d’autrui tu ne convoiteras, de la mort tu te contenteras.

Dans ce lieu hors du monde (quel nom lui donner : camp maudit, centre de relégation, trou noir, île de la perdition ? Officiellement il n’existe pas), le temps lui-même ne bouge d’aucune manière, c’est ici l’univers de la mort, elle seule besogne, sans relâche, avec une ferveur, une précision et une efficacité véritablement extraordinaires. On l’aime pour cela, non, on la respecte.

On se demande quel record absolu elle doit battre, la vie est insurpassable, on le voit bien, elle enfante toujours plus que la mort ne peut détruire et cela fait que l’humanité croît et se multiplie au point de constituer une menace d’extermination pour elle-même.

Cercle vicieux que de mourir de trop vivre.

Croissez, multipliez-vous sur terre et soumettez-la, avait dit la Voix à nos lointains et obéissants ancêtres.

Jamais ils ne surent pourquoi ils devaient si mal finir.

Et des vies, il en arrive chaque jour, des trains entiers soufflant et ahanant comme des bœufs de labour, bondés de vies toutes fraîches, bien innocentes, groupées en familles unies, inquiètes cependant, bien que prêtes à mourir, et la machine peine à les anéantir comme il se doit, en temps et en heure.

Aux limites extrêmes, on ne peut valablement incriminer la seule contingence, la technique, l’organisation ou le hasard, ici interviennent des forces transcendantes, insurmontables, l’humanité est une décimale dans cette colossale affaire.

D’où viennent-elles, ces vies, qu’ont-elles de si particulier qu’on leur consacre tant de moyens et de magies ?

On ne sait, on sait seulement quelle fin extraordinaire les attend.

En milieu clos la rumeur est assez unanime : à part la mort, on ne voit pas ce qui pourrait arriver d’autre.

L’espoir partagé reste quand même de mourir avant que l’attente ne devienne trop difficile à endurer.

Toute une légion sanglée et bardée s’affaire autour d’elles, qui s’énerve, hurle, cogne, fustige, trop d’arrivages, souvent de la mauvaise marchandise, impotente et débile, les moyens manquent, ça bouchonne partout, le commandant veut son quota quotidien, la machine aussi, elle peut faire un retour de flamme et avaler les machinistes et leurs aides, un mort est un mort en fin de compte.

Encore des heures supplémentaires.

Encore des dossiers à confectionner pour réclamer des renforts, des gaillards qui sachent enfin résister à la fatigue, à l’ennui, à l’isolement, au froid, à la pourriture.

Il ne sert à rien de multiplier à l’infini les engins de destruction, l’industrie la plus sophistiquée, comme la terre la plus féconde, est soumise à l’implacable loi des rendements décroissants.

Trop c’est trop quand supprimer est la finalité.

C’est le hic profond de l’ordre : l’organisation la plus efficace se règle fatalement sur le moins efficient de ses servants, comme la chaîne la plus forte du monde n’a que la force de son maillon le plus faible.

Les hommes les plus endurcis ne peuvent avancer plus vite que leurs enfants et leurs vieux parents.

Cela voudrait dire qu’au bout du bout, l’infini et le zéro se rejoignent, se valent, Dieu qui se tient en maître absolu en chaque point de l’univers ne vaut guère plus que la plus humble, la plus misérable de ses créatures.

Éliminer le faible serait donc cela : rétablir l’ordre du monde dans sa Verticalité primordiale, le monde appartient au plus fort, il est la vie et la mort, l’alpha et l’oméga.

S’il y avait d’autres lieux comme celui-ci, en d’autres endroits du monde, étaient-ils engagés dans le même Grand-Œuvre, quel but visait ce colossal holocauste, quel dieu se plaisait à ce culte, quelle intelligence humaine pourrait lui trouver le moindre bout de début de sens ?

Et les signes ? Le ciel n’en était-il pas plein ? Ne les aurait-on pas vus ? Pas reconnus ? On voyait bien les étoiles, pourquoi pas les signes ?

Rien ne vient du vide, la chair de la chair vient et l’esprit de l’esprit, toute chose a sa minière.

Une fin qui ne s’annonce pas a-t-elle du sens ? N’est-elle pas plutôt le début de quelque chose de mystérieux ? Cercle vicieux encore, le début est la fin et la fin est le début.

Personne n’a su répondre à ces questions.

Sans doute aussi que personne ne les a posées ou que nulle oreille ne les a entendues.

Quand personne ne parle, quand personne n’entend, il n’y a forcément personne pour voir, cela voudrait dire que la vie a disparu et que les hommes sont devenus des singes de pierre.

Peut-être apprendront-ils un jour à marcher ou à voler.

On peut y croire et l’annoncer : ici dans ce camp s’est écrit un épilogue qui se voulait un récit de commencement, la genèse d’un nouveau monde. La fin est le début et le début la fin.

oOo

Zoran Music a témoigné de ce magistère de la mort et de la vie qui, en ces lieux, en ces temps, faisait qu’elles s’enracinaient dans le même corps, telles des sœurs siamoises qui partagent le même tronc.

La mort existe dans la vie et la vie est déjà la mort.

Dans le camp, Music voit tout, il dessine jour et nuit, dans le secret et la peur, il croque des vivants en train de mourir et des morts pourrissants qui attendent d’être incinérés.

Il fait vite, va à l’essentiel, en quelques traits tremblants il saisit ce qui le blesse dans les profondeurs de son âme, une douleur sans fond, un questionnement sans fin.

Il faisait provision de mystères pour tout le temps qu’il lui resterait à vivre et assez même pour en léguer à la postérité.

Dachau est le nom de ce lieu maudit, il n’était pas une pauvre usine de souvenirs perdue dans la campagne mais le centre du monde et le plus vaste abattoir de l’histoire humaine.

Il en peindra tout le long de sa vie, la mémoire du camp est encore le camp et peut-être que le passé n’existe réellement que dans le futur.

Mais peindre n’est pas que peindre, c’est à chaque mouvement du pinceau se souvenir qu’un jour, un temps hors du temps, on a soi-même été un vivant et un mort unis dans le même corps et que dans ce couple incompatible, le vivant était un cadavre et le cadavre une fumée qui s’étiolait dans le ciel.

Ne peut raconter cet état dans sa vérité profonde que celui qui en a fait l’expérience, qui a pu en revenir, qui en a gardé la mémoire et la capacité de l’interroger.

Cet homme, ne peut le comprendre que celui qui a, lui aussi, traversé semblable épreuve.

Il n’y a de communion qu’entre soi, les morts parlent aux morts, les vivants aux vivants et les rescapés des camps aux rescapés des camps.

La douleur est le lien profond entre les hommes, elle n’existe au demeurant que parce qu’ils sont en interaction et que pourtant ils vivent dans la division et la surenchère.

Ce que l’homme nourri d’amour et de compassion cherche, c’est comprendre la douleur de l’autre pour comprendre la sienne propre et ensemble échapper au malheur.

Mais comment dire la douleur quand les mots pour la dire n’existent pas ou que la gorge est si serrée qu’ils ne sortent pas ?

Dire, par les mots comme le firent Primo Levi, Jorge Semprún et d’autres, ou par la peinture comme le fit Zoran Music, est un choix fatal ; dire, c’est rester dans la souffrance, la raconter c’est souffrir encore et encore car le récit ne peut jamais épuiser le vécu.

Toute sa vie de rescapé du camp, Jorge Semprún s’était posée la question : L’écriture ou la vie ?

Un de ses livres porte ce titre, il y résume le dilemme du rescapé : vivre ou mourir ? oublier ou ressasser ? dire ou se taire ?

En vérité, il n’y a pas de choix, on ne guérit jamais, car on ne peut oublier et on n’oublie pas parce qu’on ne peut pas dire et on ne dit pas parce qu’il n’y a pas de mots pour dire, et si ces mots n’existent pas, c’est que personne n’a retrouvé la vie et l’usage de la parole après la mort.

Cette douleur est orpheline, elle ne se rattache à rien, pas même aux faits qui l’ont engendrée. Le chaos du monde est infini.

C’est dans une couleur éteinte que Music a cherché les signes pour la dire, lui aussi s’était posé la question de savoir s’il fallait peindre ou vivre, lui aussi avait fait le constat que l’oubli était impossible et que, conséquence du principe de continuité, la souffrance est la seule vie à laquelle le rescapé peut prétendre.

Après un long temps d’insouciance voulue, recherchée comme un vrai remède, durant laquelle il a fait grande consommation de couleurs vives, de joies et de bonheurs parfaitement assurés, il est revenu vers le chevalet des jours sombres et a trempé ses pinceaux dans la douleur sourde qui l’habite et ne s’éteint jamais et il a peint ce qui ne se dit, ne se voit, ni ne s’entend.

Comme il y a l’indicible, il y a l’invisible et l’inaudible.

En vérité, tout nous échappe, nous ne savons rien du grand mystère des camps. Faut-il donc qu’il reste à jamais un inaccessible secret ?

Comment savoir alors ? Comment vivre ?

Qui nous dira ce que Zoran Music a exprimé dans ses dessins et ses peintures ?

Des vies abîmées, des morts, des cadavres, de la fumée, des cendres, des hontes, des pleurs taris…

Mais encore ? mais encore ?

Qu’y a-t-il au-delà du pourquoi et du comment, de l’avant et de l’après ? que signifient les faits par eux-mêmes ?

Rien, savoir n’est pas une réponse.

L’ignorance serait-elle donc indispensable à la vie ?

Elle la protégerait de quoi : la folie, l’abêtissement, la mort ?

 

Boualem Sansal

Rescapé des guerres et des camps en Algérie, numéro matricule 102/35000

 

Post-scriptum

Au moment où j’écris ces lignes à l’attention de ceux que la mémoire du passé tourmente, un étrange futur commence à se montrer sur terre ; il sera dur à vivre c’est sûr, les premiers échos en sont terrifiants.

En a-t-on vu les signes ?

Ces cris dans la nuit ? Ces foules hagardes sur les chemins bourbeux et le macadam brûlant ? Ces camps improvisés dans la jungle ? Ces enfants flasques qui marchent en dormant ? Ces ténèbres en plein jour ? Ces explosions de lumières qui irradient l’horizon et menacent d’éteindre le soleil ? Ces corps qui s’accumulent en tas, qui déjà ressemblent aux montagnes de cadavres que Music dessinait dans l’effroi ?

Hier, au temps de Zoran, on parlait d’un démiurge halluciné qui voulait dominer le monde.

Aujourd’hui, c’est Dieu lui-même dans toute sa gloire ressuscitée qui serait à la commande. À tous et à chacun, il ouvrira les portes de son paradis.

L’avenir sera cosmique, éternel et définitif. C’est la bonne nouvelle.

Dans ce monde enfin parfait, il n’y aura rien et personne pour le dessiner. Seulement Dieu et sa légion céleste.

Il est bon, frères, de se souvenir au présent de ce qui fut et de ce qui adviendra ; l’homme est ainsi, fait de mémoire, seulement de mémoire, ne l’oublions jamais.

 

_____________________

 

Boualem Sansal: Zoran Music, Painting or Life (or, The Path to Nothingness)

  

Being alive is not living, it’s recalling every now and then that you’re on the road to death.

Between two warnings—two frights—there’s the all-consuming daily routine, harsh and meaningless.

Then, on a cold misty night, everything comes to a halt in a dreadful silence.

 Standing in the wind, stiff as boards, people watch the smoke twist and vanish in the sky. Then, sickened by the smell of burning sweat, they return to their incomprehensible activities under the sharp eyes of the masters of all things and all times.

Tonight their nightmares will be feverish.

 Those condemned to death grow alarmed. They perform the same terrible calculation over and over again: as more and more lives are cut down, their turn to face the reaper grows ever nearer.

This imperturbable countdown regulates the flow of time.

 They slip back into their ranks, mumbling all known entreaties, while the stupefied mass is pushed from behind toward the gaping jaws of the void.

 The day’s survivors exult. Tomorrow is another day, they say, lifting their heads. Even Death itself may not be alive in the morning.

 If there’s no life, there’s no death, they say. Let’s just stay small and humble, and maybe Death, in its sublime grandeur, will overlook us.

 They wrap themselves in silence like a shroud. Reduced to shadows of themselves, they glide along walls and vanish into the night.

 Here and there, crouching in dark corners, feverish individuals look at their skinny wrists as though they still wore watches of yore, when time belonged to them. Then they relax, relieved, but not so much as to get caught napping.

 They know things—timetables, patterns, patrols. And they have a gift for sensing unscheduled inspections.

Always on the lookout—if caught, there’s no second chance.

 There are those who, at the end of their tethers, boldly sneak a few seconds here or there, so precious in the running of the camp, in order to send an SOS to heaven.

 They pray swiftly, not lifting their eyes or moving their lips, every limb trembling. Then they trot off, with a flickering little aura around their heads, which will surely give them away.

O firefly in the night, the light that guides you is your worst enemy.

 Those wretches believe in things: god, miracles, the blessings of ancestors. True, such things might help, if luck is on your side: the machine may seize up, the generator might blow, the gas may run out, lightning might strike the electricity pylon or that damned chimney, or the commandant might be in a good mood.

 But luck follows the laws of probability—it can go one way or other, sometimes both. The devil can be in two different places, just when least expected.

And anyway, out of pure stubbornness, they always find another way to finish the job.

 The minutes and hours continue their mute, motionless toward the darkness. This day is just like every other.

 With respite comes resignation, bringing with it something like sweetness.

 Life is opportunistic. Totally undemanding—like the poor—life will take whatever comes its way: a ray of sunshine, the sigh of the wind in the trees, the smell of hot bread, the song of a blackbird on the electric barbed wire. There’s the sudden recollection that the word “happiness” exists—or once existed. Numbness beckons.

 A warning shout.

 The sense of well-being has to be dropped instantly, replaced by the protective cloak of sorrow. Happiness belongs to the master, that’s the first commandment.

Thou shalt not covet anything that belongs to thy neighbor, thou shalt be content with death.

 Time in no way flows in this otherworldly place (what can we call it—accursed camp, relegation center, black hole, perdition isle? It doesn’t even exist, officially). This is the realm of death. Death alone labors, unceasingly, with truly extraordinary fervor, precision, and efficiency. That’s why we like it—or rather, respect it.

 What record is it trying to break? Life is unbeatable, that’s easy to see: it always generates more births than death can destroy, which means that humanity increases and multiplies to the point of developing the threat of extinction for itself.

A vicious cycle of creating death from too much life.

 “Be fruitful, and multiply, and replenish the earth, and subdue it,” said the Voice to our distant, obedient ancestors.

They never knew why they should end so badly.

 Every day, new lives arrive. Entire trainloads, huffing and puffing like oxen at the plow, packed with fresh, wholly innocent lives, grouped into families that are united, although worried and even ready to die. The machine has difficulty annihilating them as it should, on schedule.

 Ultimately, mere contingency, technique, organization or chance cannot be fairly incriminated. What is at work here are transcendent, insurmountable forces—humanity is just a decimal point in this colossal business.

 Where do they come from, these lives, what’s so special about them that they become the object of so many resources, so much magic?

We don’t know, we only know the extraordinary end awaits them.

 In private, the talk is fairly unanimous: apart from death, we don’t see what else could happen.

Everyone nevertheless hopes to die before the wait becomes too hard to endure.

 An entire legion, uniformed and belted, bustles around them. Losing its temper, it shouts, hits, and thrashes—too many arrivals, often poor in quality, sickly and crippled. There aren’t enough resources, there are backlogs everywhere, the commandant wants his daily quota filled, and so does the machine—otherwise it might flare up and consume the machinists and their helpers. In the end, a death is a death.

 And still more overtime.

More files to be compiled, requesting reinforcements, strong fellows able to withstand the fatigue, boredom, loneliness, cold, and rot.

 There’s no point in endlessly multiplying the engines of destruction. The most sophisticated of industries, like the most fertile of soils, is subject to the implacable law of diminishing returns.

When the goal is elimination, enough is enough.

 That’s the major hitch in the system: the most efficient organization must inevitably gear itself to the least efficient of its servants, just as the strongest chain in the world is only as strong as its weakest link.

The most hardened men can advance no faster than their children or aging parents.

 This means that, at the very end, infinity and zero come together, are the same: God who acts as the absolute master of every nook of the universe is worth no more than the most humble and wretched of his creatures.

 So that’s what eliminating the weak means: reestablishing the primal Verticality of the world order. The world belongs to the strongest. Strength is life and death, alpha and omega.

 If there were other places like this one, in other parts of the world, were they engaged in the same Great Work? What was the goal of this colossal holocaust, which god took pleasure in this worship, what human mind could find the least shred of meaning in it?

 And what about the signs? Weren’t the heavens full of them? Can people not have seen them? Not recognized them? If they saw the stars, why not the signs?

Nothing is born from a vacuum. Flesh is born of flesh, spirit of spirit. Everything has its lode.

Does an unannounced end have any meaning? Isn’t it rather the beginning of something mysterious? Vicious cycle again—the beginning is the end, and the end is the beginning.

 No one was able to answer these questions.

Probably no one asked them, or else no ear heard them.

 When no one speaks, when no one hears, there is obviously no one to see. That means that life has vanished, that men have become apes of stone.

Maybe they’ll learn to walk or fly some day.

 Let this belief be known: here in this camp was written an epilogue that sought to be a tale of commencement, the genesis of a new world. The end is the beginning, the beginning is the end.

oOo

Zoran Music bore witness to the magistery of death and life that, on this spot, at that time, enabled life and death to take root in the same body, like Siamese twins who share the same torso.

Death exists in life, and life is already death.

 Music saw everything in the camp. He sketched day and night, in secret and in fear. He drew the living as they died and the dead as they rotted, awaiting incineration.

 He worked quickly, went straight to the essential. In a few quivering lines he recorded the wound in the depth of his soul, the bottomless pain, the endless questioning.

 He was storing up enough mysteries for whatever time remained to him, enough even to bequeath some to posterity.

 Dachau is the name of that accursed place. It was not some poor factory of memories in some remote countryside, but the center of the world, the biggest slaughterhouse in human history.

 Music would paint it throughout his life. Memory of the camp is still the camp, and maybe the past truly exists only in the future.

 But painting isn’t just painting, every stroke of the brush means remembering that one day, at one timeless moment, life and death coexisted in the same body. Within that incompatible couple, life was a corpse and the corpse was a puff of smoke dissolving in the sky.

 This profound truth can only be recounted by someone who has experienced it, who has returned from it, who is able to remember and question it.

 The only person who can understand that man is someone who has gone through a similar ordeal.

Communion is possible only with one’s self: the dead speak to the dead, the living to the living, and camp survivors to camp survivors.

 Sorrow is the profound link between humans. It only exists, by the way, because humans interact, even as they live in divisiveness and rivalry.

 Someone nourished on love and compassion seeks to understand the pain of the other in order to understand his or her own, thus together transcending misfortune.

 But how can we convey the sorrow when the words to express it do not exist, or when our throats are so knotted that those words will not come out?

 To express through words—as Primo Levi, Jorge Semprun, and others did—or through painting, as Music did, is a fateful decision: expressing means clinging to the suffering. Recounting means suffering again and again, because the account can never extinguish the experience.

 For his entire life as a camp survivor, Semprun asked himself the question: literature or life?

One of his books bears that very title, summing up the survivor’s dilemma. Live or die? Forget or repeat? Speak or remain silent?

 In fact, there is no choice. You never get over it. Because you can’t forget, and you don’t forget because you cannot speak, and you do not speak because there are no words to express it. And if those words don’t exist, that’s because no one has ever recovered life and speech after death.

This sorrow is an orphan. It is related to nothing, not even to the deeds that engendered it. The chaos of the world is infinite.

 It was through muted colors that Music sought the signs to express it. He, too, wondered whether he should paint or live; he, too, realized that forgetting was impossible, and that, given the principle of continuity, suffering was the only life to which survivors can aspire.

 After a long period of deliberate insouciance—adopted as a true remedy—during which he consumed a lot of bright colors, of thoroughly assured joys and delights, Music returned to the easel of the dark days, dipping his brush in the dull pain that haunted him, that had never faded. So he painted what is not said, not seen, not heard.

 Just as there is the inexpressible, there is the invisible and inaudible.

In fact, everything escapes us; we know nothing of the great mystery of the camps. Should it therefore remain an inaccessible secret forever?

 So how can we know? How can we live?

 Who can tell us what Music has expressed in his drawings and paintings?

 Ruined lives, death, corpses, smoke, ash, shame, dried-up tears . . .

But what else? What else?

What lies beyond the how and why, beyond the before and after? What do the facts mean, in themselves?

Nothing. Knowing is not an answer.

So is ignorance essential to life?

Ignorance supposedly shields life from what? Madness, mindlessness, death?

 

Boualem Sansal

Survivor of Algerian wars and internment camps, serial number 102/35000

 

 Post-script

 As I write these lines intended for people tormented by memory of the past, a strange future has begun to dawn on earth. It will certainly be hard to live through—the first reports are terrifying.

And did we see the signs?

Those cries in the night? The distraught crowds on muddy paths and torrid asphalt? Those improvised camps in the jungle? The spiritless children marching along half asleep?  That darkness in full daylight? Those explosions of lights that glare on the horizon and threaten to extinguish the sun? Those bodies accumulating in heaps, already resembling the mountains of corpses that Music drew in terror?

 Before, in Zoran’s day, people spoke of a crazy demiurge who wanted to dominate the world.

Now, apparently, it’s God himself, in all his resuscitated glory, who is in charge. He will open the doors to his heaven to each and every one.

The future will be cosmic, eternal, and final. That’s the good news.

 In a world at last perfect, there will be nothing and no one to draw it. Only God with his heavenly host.

 It is right, brothers, to recall here and now what was, and what will be. That’s the way humans are: they’re made of memories, only memories—we must never forget that.

Nouvelle École de Paris et résilience du marché

La Newsletter Professionnelle d’Art Media Agency (AMA) est une publication hebdomadaire disponible en français et en anglais. Sur 40 pages et plus de 100 articles, elle détaille chaque vendredi toute l’actualité du marché de l’art international.

Je vous invite à lire ci-dessous l’interview pour cette publication que j’ai donnée à Clément Thibault :

 

CT     Depuis 2004, Franck Prazan a pris la succession de son père Bernard Prazan à la tête de la galerie Applicat-Prazan, située rue de Seine et spécialisée dans la Nouvelle École de Paris (1945 – 1965). En 2010, il a ouvert un second espace rive droite, avenue Matignon. Auparavant, Franck Prazan a notamment exercé en tant que directeur général de Christie’s France et mené l’installation de la maison de ventes avenue Matignon à Paris. La galerie Applicat-Prazan sera présente du 9 au 18 septembre 2016 dans les allées de la Biennale des Antiquaires.

 

CT     Votre galerie est spécialisée dans la Nouvelle École de Paris. Le concept d’« école » induit l’idée de programme, d’enseignement. Est-ce le cas avec la Nouvelle École de Paris — concept que Lydia Harambourg a déjà battu en brèche ?

FP    Cette question revient de manière récurrente. La Nouvelle École de Paris englobe un certain nombre d’axes plastiques très variés, foisonnants. Il s’agit d’une marque, d’un élément de marketing que les galeries d’après-guerre ont employé plus que la qualification d’un mouvement plastique bien identifié.

La « Nouvelle École de Paris » se rapproche plus volontiers d’un label, identifiant un espace géographique qui, après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1960, a constitué le lieu privilégié par les artistes, collectionneurs, marchands et critiques. Jusqu’au début des années 1960, on considère que Paris représentait encore près de la moitié des transactions d’art dans le monde occidental.

Dans la Nouvelle École de Paris se côtoient des peintres de tradition française comme Roger Bissière, Alfred Manessier, Jean René Bazaine ; des peintres qui vont évoluer vers l’abstraction lyrique dont Wols est l’instigateur et Georges Mathieu le théoricien ; des peintres purement abstraits sans être concrets comme Pierre Soulages, Hans Hartung et Gérard Schneider ; des artistes surréalistes, etc.

Dans les années 1950 à Paris, 350 artistes vivaient de leur peinture. La liste longue de la galerie comprend une trentaine d’artistes. Notre liste courte, celle que l’on retrouve le plus souvent sur nos cimaises et dans les salons internationaux, recense une dizaine d’artistes.

 

CT     On donne souvent comme point de départ à la Nouvelle École de Paris l’exposition « Vingt peintres de tradition française » (1941, galerie Braun) organisée par Jean René Bazaine. De quelle tradition s’agit-il ? N’était-ce qu’une pirouette pour éviter la censure de Vichy ?

FP    La question de l’Occupation et de la place de la culture française — et de sa tradition — dans un monde contraint était prégnante. Les artistes de l’exposition s’étaient placés en rupture avec une époque qui ne leur laissait pas la place qu’ils méritaient.

L’enjeu sémantique se trouve bien autour de l’idée de « tradition ». À cette époque, l’abstraction était sur le point d’occuper tout l’espace pictural. Les artistes de cette exposition ne sont néanmoins jamais entrés pleinement dans le champ de l’abstraction. Certes ils n’étaient plus figuratifs, mais ils demeuraient représentatifs.

La véritable rupture formelle est intervenue après la guerre en séparant — en schématisant — les peintres de tradition française qui ont continué à décrire, en s’éloignaient formellement du champ du réel mais sans passer par l’abstraction pure, et d’autres peintres qui ont réellement rebattu les cartes. Les peintres de tradition française n’ont volontairement jamais opéré cette rupture : leur travail continuait à partir d’un sujet pour l’étudier formellement.

Ce passage par le point zéro a réellement eu lieu en 1946, car les artistes ont plus eu l’occasion de s’exprimer. C’est à ce moment que Pierre Soulages, Hans Hartung, Gérard Schneider, entouré de jeunes marchands comme Lydia Conti ou Colette Allendy, ont proposé une rupture totale avec le sujet, mais aussi avec tous les acquis directs de la tradition picturale.

 

CT     N’était-ce pas également une manière de sortir de l’ombre des géants qu’étaient Picasso, Matisse ou Bonnard et dont la présence était encore très forte après la guerre ?

FP    Pas seulement. L’objectif était de tout remettre à plat : les acquis de l’expression plastique, les thématiques politiques, l’histoire du pays. La rupture opérée au sortir de la guerre allait bien plus loin qu’un simple dialogue interartistique. Elle s’inscrivait dans la refonte totale d’une société.

Par ailleurs, toutes les formes d’expression et de pensée se côtoyaient et dialoguaient. Georges Mathieu a fait venir à Paris les peintres qui allaient devenir les expressionnistes abstraits américains dès la fin des années 1940 et les peintres français ont exposé dès 1949 aux États-Unis. La société reconstruisait ses modèles, qu’ils soient économiques ou sociaux, et la peinture n’a pas échappé à cela.

 

CT     Ces artistes ont émergé dans un fort contexte de marché — on peut citer les galeries Lydia Conti, Denise René, les Salons Réalités Nouvelles, d’Octobre… Les institutions françaises ont-elles soutenu ces artistes en rupture ?

FP    Les institutions françaises n’ont certainement pas eu le rôle qu’ont joué les musées américains pour les expressionnistes abstraits où un véritable écosystème artistique s’est créé, composé d’institutions, de marchands, de critiques, etc. Tous les acteurs du marché de l’art — car c’est de cela qu’il s’agissait — se sont agglomérés pour qu’il n’y ait pas de différence marquée entre les domaines de la culture et du marché.

En France, cela n’est pas arrivé, même si André Malraux a eu un rôle central dans l’émergence de la culture après-guerre. La frontière qui existe entre le rôle régalien de l’État, notamment en matière de culture, et le marché a toujours été forte. Les institutions ont joué leur rôle en acquérant des œuvres et en organisant des expositions, mais toujours avec une méfiance forte envers le privé et ses mécanismes — une inertie encore visible aujourd’hui. Cela explique, ce me semble, le déclin de Paris par rapport à New York. Aux États-Unis, artistes, collectionneurs, marchands, instituions et critiques ont formé un tout pour projeter la culture américaine à l’étranger, comme s’est projeté un modèle de société à travers la mise en place du Plan Marshall.

 

CT     Il y avait des porosités entre les Écoles de Paris et de New York, ne serait-ce que l’exposition « Young Painters in U.S. & France » à la galerie Sidney Janis en 1950. Les passerelles entre ces deux centres étaient-elles importantes ou s’est-il écrit une histoire de l’art bipolaire ?

FP    Avant Sidney Janis et d’autres expositions, il ne faut pas oublier l’élément central du dialogue entre les États-Unis et la France qu’a été la Seconde Guerre mondiale. La plupart des artistes  surréalistes, de par leur positionnement politique et leur amour invétéré de la création, sont partis de Marseille pour aller à New York, notamment grâce à l’action de Varian Fry. Les artistes français qui se sont réfugiés pendant la guerre aux États-Unis ont eu une influence considérable à New York — et ce qui allait devenir après-guerre l’expressionnisme abstrait. Sans la présence d’André Masson aux États-Unis, que serait-il advenu d’un Pollock par exemple ?

Après-guerre, les artistes sont revenus en Europe et les échanges ont bien naturellement continué. Ne serait-ce que Soulages, Zao Wou-Ki, George Mathieu ou Schneider qui ont eu comme principal marchand Samuel Kootz (New York) dans les années 1950 et qui ont vendu aux collectionneurs américains. Au début des années 1960, cette collaboration, ces échanges fructueux sont arrivés à un point où les États-Unis, par leur dynamique et leur positionnement hégémonique, ont submergé la création française et européenne.

 

CT     Il existe un mouvement global de redéfinition de la peinture à cette époque qui, loin de s’arrêter à la France et aux États-Unis, englobe notamment le néo-concrétisme au Brésil ou Gutaï au Japon. Est-ce le fait de porosités entre scènes artistiques ou la refonte des systèmes de pensée que vous évoquiez précédemment ?

FR    Selon moi, c’est la conséquence de la déflagration de la guerre, de la reconstruction et de la recherche de nouvelles bases, de nouvelles pistes. Après la bombe atomique, les artistes ne pouvaient plus réfléchir de la même manière. Cette idée du désastre absolu, comment la traduire ?  Comment la retranscrire formellement ? Les artistes traduisent, voire anticipent, leur temps.

Chaque artiste avec ses propres arguments, différents selon les cultures et les pays, ne pouvait plus en revenir à la tradition. On l’a d’ailleurs reproché aux artistes de tradition française qui ont cherché à remodeler la peinture, mais sans s’éloigner de ses codes — ce qui est louable d’ailleurs car cela a permis d’instaurer un débat, mais qui a néanmoins été englouti par cette remise à zéro.

 

CT     Pierre Restany a été un grand promoteur de la Nouvelle École de Paris, avant de fonder le Nouveau Réalisme au début des années 1960. Qu’indique ce changement de position ?

FP    Les peintres de l’École de Paris perpétuaient un modus operandi, celui de la peinture. Progressivement, et au début des années 1960, avec l’avènement des mouvements pop au sens large — incluant le Nouveau Réalisme en France —, la peinture en tant que finalité a perdu sa suprématie au profit d’autres moyens, plus conceptuels, faisant référence à l’idée — la mise en œuvre étant plus subsidiaire. Certains avant-gardistes ont observé ce passage, l’ont théorisé et ont constaté ses nouveaux points d’ancrage. C’est le cas de Pierre Restany. Michel Ragon par exemple, a choisi d’accompagner la peinture.

La programmation de notre galerie s’arrête à ce moment de rupture qui apparaît avec Yves Klein — l’un des premiers « artistes contemporains ».

 

CT     Côté marché, comment avez-vous vu évoluer le marché de l’art depuis que vous avez pris la direction de la galerie, il y a douze ans ?

FP    S’il y a bien un domaine dans lequel la globalisation trouve à s’accomplir, c’est dans le domaine du marché de l’art. Des particularismes demeurent, mais le marché est devenu très large, très ouvert — très complexe également. C’est pour cela que tous les moyens qui permettent aux collectionneurs et acteurs de se focaliser sur des temps forts sont privilégiés, d’où la prépondérance des ventes publiques et des foires internationales.

 

CT     Dans un marché complexe, l’évènement devient le point d’ancrage majeur?

FP    Absolument, en dehors de ces deux grands temps forts que sont les ventes publiques et les foires — qui par ailleurs parviennent souvent à mettre en commun leurs agendas —, le marché est trop morcelé. Nous concernant, la très grande majorité de notre activité se fait durant les foires — un minimum de 80 %, même s’il est toujours très difficile de quantifier cela avec précision.

Internet joue un rôle important, mais seulement en tant que véhicule d’information. Le marché de l’art est un secteur très résilient. Aujourd’hui, en terme de transactions, Internet représente 5 à 7 % des ventes, un chiffre qui demeure relativement stable, contrairement à d’autres secteurs économiques où les axes de progression font que les business traditionnels sont voués à disparaitre. Ce n’est pas le cas du monde de l’art, d’autant plus que les ventes sur Internet se focalisent plus sur des objets édités à plusieurs exemplaires : bibliophilie, objets de collection, estampes, etc. Pour tout ce qui est oeuvre unique, la confrontation à l’oeuvre et sa nécessité font que le commerce en ligne d’oeuvres d’art reste — et restera — marginal. En revanche, les moyens de communication via les plateformes de communication sont devenus des éléments tout à fait prépondérants.

 

CT     Malgré cela, la galerie doit demeurer un maillon essentiel du marché de l’art.

FP    Il faut faire la distinction entre le premier et le second marché. Au premier marché, la galerie reste l’outil principal, un outil d’agent. Au second marché, on pourrait penser que la galerie a perdu de sa raison d’être, si ce n’est que l’on ne peut pas participer aux grandes foires si l’on n’a pas de galerie. La galerie est devenue un maillon important en amont et en aval des foires.

 

CT     Pour revenir sur une tribune de votre blog, vous soulignez que l’une des difficultés des marchands en Europe est la faiblesse de leurs fonds propres…

FP    L’activité de marchand d’art est un domaine très capitalistique — sur le premier comme sur le second marché. Nous jouons deux rôles : celui d’intermédiaire et d’acheteur. Nous constituons du stock et nous accompagnons les vendeurs. La capacité d’une galerie à se projeter dans l’avenir repose sur cette donnée fondamentale qu’est le stock — même sur le premier marché.

S’il existait des organismes financiers qui permettaient aux galeries de constituer du stock en apportant un concours bancaire sur la durée, ce serait un moyen de répondre à cette problématique. Cependant, l’actif « œuvre d’art » est très mal compris des institutions financières.

Nous avons présenté une mesure l’année dernière avec le comité des galeries d’art et le syndicat des antiquaires en conférence budgétaire. Elle a fait l’objet d’un amendement au projet de loi finance 2016, qui n’a pas prospéré, mais qui cette année peut encore être débattu.

L’idée consiste en la possibilité pour les marchands d’amortir leur stock sous la forme d’une provision — la notion d’amortissement n’est pas compatible avec l’œuvre d’art qui ne se déprécie pas —, en leur accordant un crédit d’impôt — ce qui ne bénéficierait qu’aux galeries faisant du résultat et payant un impôt. Grosso modo, vous achetez un stock 120 et vous avez la possibilité à la fin de l’année de passer une provision de 40 sur trois ans à condition que l’année suivante vous réutilisiez au moins 40 pour acheter du stock. On s’inscrit donc dans la durée et dans un cercle vertueux. Ce modèle existe déjà dans d’autres pays. Le stock est le gage principal de profit futur.

 

CT     Que souhaitez-vous montrer à la biennale des Antiquaires ?

FP    Nous allons montrer une sélection assez large incluant nos plus grands artistes comme Pierre Soulages et Nicolas de Staël, mais aussi le plus beau tableau de Camille Bryen que je n’ai jamais eu entre les mains et un Alberto Magnelli des années 1940. L’idée est de proposer un large éventail de prix pour les collectionneurs — de 100.000 € une limite très basse aujourd’hui pour les œuvres peintes malheureusement, jusqu’à 3 ou 4 millions d’euros.

 

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Il n’était pas le dernier…

J’ai longuement réfléchi à l’opportunité de programmer l’exposition qu’Applicat-Prazan dévoilera  à la Fiac en octobre prochain.

Dans le contexte que nous connaissons, le silence de l’indicible n’avait-il pas vocation à se taire ?

La narration des camps, plus vraie que l’image objective, jetée sur la toile après tant de sourde retenue, avait-elle aujourd’hui vocation à raisonner ?

Et puis cette image du vieil homme gris, assis sur un fauteuil gris, se détachant sur un fond gris. Son bras soutient sa tête. C’est bientôt la fin.

Il avait raison, il n’était pas le dernier…

 

En vue de la parution prochaine du catalogue que nous coéditons avec Skira, je remercie d’ores et déjà Boualem Sansal, Pascal Brückner et Michaël Prazan pour leurs très beaux textes respectifs.

Marchand de tableaux !

J’ai honte d’avouer que je ne travaille pas ! Du moins que je n’en ai pas la sensation et, qui plus est, que je suis payé pour ce faire !

Dans un pays qui compte quelques 5 millions de chômeurs, je mesure bien évidemment ce que cette affirmation a de provocateur, mais c’est en conscience que j’ose cette forme déraisonnable d’oxymore !

Chercher un emploi, c’est travailler ! Être indemnisé pour ce faire, le temps que cela dure, c’est l’honneur de notre modèle social !

Moi, je ne travaille ni ne cherche d’emploi ! Je suis marchand de tableaux …

Exercer en qualité de marchand de tableaux – et en vivre qui plus est -, c’est pour moi un peu comme si fin gourmet j’avais été et que Gault et Millau m’avait offert une carrière de critique gastronomique !

J’ai été coopérant chez Cartier à Toronto, acheteur de casseroles, tire-bouchons et salières au Bon Marché, assistant du Président de Dior Couture, en charge des briquets et stylos chez (re-)Cartier (International, cette fois), avant qu’un jour on me propose un poste dans une maison de ventes… oh, pas pour y vendre des tableaux ! Pour l’organiser… Pour la préparer à une révolution française : la fin du monopole des commissaires-priseurs et l’ouverture des enchères volontaires à la concurrence (sous-entendue anglo-saxonne) !

En cinq ans chez Christie’s à Paris, j’aurai construit une salle des ventes et en aurai ordonnancé tous les services, recruté 70 personnes, monté deux entrepôts, un studio photo, aménagé les 35 heures, instauré le Comité d’Entreprise, le CHSCT, accompagné l’évolution de la législation en prévision de la loi qui allait devenir celle de juillet 2001, contribué à multiplier par 7 le volume d’affaires… Mais je n’aurai pas vendu (selon ma définition toute personnelle) un seul tableau !

Puis, j’ai été conseil ! Non pas courtier… Conseil ! Métier difficile que celui-ci qui consiste à s’entremettre entre la parole du vendeur et celle de l’acheteur pour le compte duquel nous agissions… A ses risques et périls, puisque c’est lui qui payait nos émoluments, en surplus de la chose, lorsque sa décision bienheureuse était de l’acquérir ! Je pense que nos clients d’alors n’auront pas eu à se plaindre de nos diligences (encore moins ceux qui ont su garder), mais moi, je n’avais toujours pas vendu (selon ma définition toute personnelle) un seul tableau !

Mon Père, dont la nature n’était pas exactement à l’indolence, et qui, droits à la retraite liquidés, avait 15 ans plus tôt fondé sa galerie après une vie de contrariétés dans le textile qu’il exécrait, me dit un beau jour: « Pourquoi ne vendrais-tu pas vraiment des tableaux ? ». Et d’ajouter : « J’arrête ! Donc soit je vends (mais à qui ?), soit tu prends la suite ! ».

Vendre des tableaux ? En avais-je la capacité ? Les connaissances de base peut-être, pour avoir passé chacun des dimanches de mon enfance au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, certes sans y avoir été forcé, mais plus par obéissance filiale que par conviction héréditaire. J’ai donc racheté… et pris la suite !

Je n’aurais pas pu travailler avec mon Père, nos caractères étant par trop contradictoires. Mais pour une fois, je l’ai écouté, et après quelques temps de cohabitation raisonnée – en fait, avec le recul, des instants d’éternité, de ceux-là même qui font qu’on prend fondamentalement conscience de la vie -, j’ai poursuivi et, grâce à lui, depuis, je ne travaille plus !

Je partage désormais (j’en mesure le privilège) le regard des Staël, Soulages, Fautrier et autres génies qui font de nous des humains. Je vis dans l’attente du prochain tableau que je nettoierai, encadrerai, décrirai, reproduirai et exposerai, avant que de me résoudre à m’en séparer.

Et à ce jour, je n’en ai toujours pas vendu un seul (selon ma définition toute personnelle)! Car il m’aura fallu attendre de devenir marchand pour savoir qu’on ne vend pas un tableau…

… Un tableau, on vous l’achète !

Galeries françaises ou internationales, étrangères ou locales…

Mon frère est docteur en lettres et écrivain, mon oncle a passé sa vie à lire et tenait une librairie, mes cousins sont enseignants… et moi je fais ce que je peux ! Mais j’ai toujours accordé du prix aux mots et au sens qu’ils revêtent…

Dans mon métier de marchand de tableaux, j’ai souvent pu constater un certain désordre lexical dès lors qu’il s’agissait, notamment, de qualifier un diffuseur au regard de sa localisation géographique et de sa portée statutaire ou économique !

Comment blâmer en la matière quand le marché de l’art est source permanente de confusion ? En effet, il est pour moi par essence :

Exogène :

Les forces extérieures y prennent souvent le pas sur les forces intérieures. Le meilleur exemple en la matière est celui donné par la place de Londres qui représente 21% des transactions mondiales (et 64% des transactions européennes), alors que la demande purement nationale y est très minoritaire. Il est vrai que la capitale anglaise est elle-même largement ouverte aux divers apports étrangers, et qu’il y a fort à parier qu’elle le demeurera malgré le Brexit !

Le nexus, point de rencontre de l’offre et de la demande, est fréquemment tout autant indépendant du lieu géographique sur lequel il s’appuie que de la nationalité des acheteurs et des vendeurs qui s’y croisent. A l’instar d’Art Basel (Bâle) ou de Tefaf (Maastricht), les grandes foires internationales organisées dans des villes qui ne sont pas des capitales mondiales en apportent une éclatante démonstration.

Contre-intuitif :

Lorsque l’on parle de marché de l’art, on se réfère volontiers aux ventes publiques pour en apprécier le poids économique. Pourtant, la part des transactions privées demeure aujourd’hui encore majoritaire avec 53% d’un gâteau mondial estimé à quelques 63,8 milliards de dollars en 2015. De même, il est à tort admis que le prix record pour un Artiste est celui mesuré aux enchères… Dans les faits, cela ne va pas de soi, et loin parfois s’en faut !

Comme pour le point qui précède, il faut se référer à la place occupée par Christie’s (7,4 milliards de dollars en 2015, dont 6,5 milliards aux enchères et 851 millions en privé) et Sotheby’s (6,7 milliards de dollars en 2015, dont 6,0 milliards aux enchères et 673 millions en privé) pour en chercher l’explication.

Asymptomatique :

Alors que le commerce mondial laisse une part de plus en plus substantielle aux transactions B to C en ligne (sans doute bientôt 10% des ventes de produits et services, avec des taux annuels de progression de l’ordre de 20%), 93% des ventes d’œuvres d’art et objets de collection demeurent physiques et leur part relativement stable sur la durée.

Par ailleurs, le recours à un intermédiaire professionnel (galerie, marchand, maison de ventes), compte tenu de la place occupée par l’expertise et de la valeur financière des échanges, est un passage obligé qui prévaut tant pour les acheteurs que pour les vendeurs. L’uberisation du marché de l’art n’est pas pour demain !

Dans ce contexte incertain du point de vue lexical, qu’est-ce qu’une galerie internationale ?

On peut être une galerie à la fois française et internationale, comme on peut être une galerie étrangère et locale !

En creux, être français ne cantonne pas nécessairement au périmètre hexagonal, comme être étranger ne signifie pas obligatoirement que l’on se voue au monde !

Posséder des implantations stables à l’étranger est une piste intéressante pour qualifier une galerie concernée d’internationale, mais ce n’est pas une condition absolument nécessaire ni entièrement suffisante car la participation aux foires permet de passer outre cette obligation qui s’impose à bien d’autres secteurs de ventes au détail (notamment celui des produits de luxe). Encore faut-il avoir accès à ces foires puisque les plus importantes d’entre elles sont le plus souvent réservées aux galeries… internationales !

Art Basel accueille moins de 10% de galeries suisses. Quant à la Fiac et à Frieze, sans que n’existent de quotas, elles ouvrent de fait leurs stands à environ 25% de galeries nationales chacune, soit certes davantage en valeur relative qu’Art Basel, mais Londres et Paris sont des capitales mondiales et des scènes artistiques dont la couleur spécifique, le bruit et la saveur doivent être pris en compte par les organisateurs quand Bâle est une pure destination de la Culture et du commerce de l’Art, principalement au moment de la foire.

Une autre piste serait la nationalité des Artistes dont les galeries montrent le travail. Mais cette piste est également parcellaire puisque, plus que leur nationalité, c’est la scène dans laquelle les Artistes s’insèrent qui importe, d’une part, et que, d’autre part, les Artistes ont tous vocation à être représentés à l’étranger, hors justement les limites territoriales de leur encrage d’origine… Par conséquent, plus que les Artistes liés à la scène artistique de son pays d’implantation, une galerie internationale a surtout vocation à majoritairement montrer le travail d’Artistes internationaux, qu’ils soient d’ores et déjà avérés à ce titre, ou qu’ils possèdent le potentiel pour y prétendre. Comment déceler ce potentiel est un autre débat, et pas forcément l’apanage des seules galeries… internationales !

Une dernière piste est incontestablement celle de la demande. Une galerie internationale a en effet vocation à conquérir des acheteurs (collectionneurs particuliers et/ou institutions publiques et privées) dans le monde entier. Mais encore une fois, pour une galerie, et sauf exceptions notables de rares diffuseurs qui, par la puissance de leur marque et/ou de leur réseau d’implantations à l’étranger, auraient réussi à s’affranchir (relativement !) des grandes foires internationales, le prix de cette conquête est le plus généralement à acquitter auprès de ces dernières.

En résumé, une galerie internationale, au-delà du lieu principal ou d’origine depuis lequel elle opère ou dont elle est issue, est une galerie qui montre le travail d’Artistes internationaux (ou qui ont vocation à le devenir), qu’elle vend à des acheteurs internationaux, grâce notamment à l’accès que lui confère les foires internationales auxquelles elle participe…

La question-clef, et qui reste en suspens, est la suivante :

Que faut-il faire quand on est une galerie dont la vocation est internationale pour participer aux foires internationales, et ainsi provisoirement conquérir ce statut tant convoité, et dont il ne faut jamais oublier qu’il est par nature précaire … ?

 

Source des chiffres : Tefaf Art Market report 2016 / Arts Economic / Clare McAndrew

Une mesure simple et efficace

Parmi les difficultés auxquelles les diffuseurs d’œuvres et objets d’art en ventes privées (galeries d’art contemporain au 1er marché, marchands d’art moderne et antiquaires au 2nd marché) sont confrontés figure en bonne place la faiblesse structurelle de leurs fonds propres.

Les fonds propres sont la source de financement idéale qui permet notamment de constituer des stocks. Les stocks sont par ailleurs la promesse du renforcement à venir des fonds propres. Un cercle vertueux, en quelque sorte … Encore faut-il bien acheter, ce qui, dans la plupart des cas, échappe à toutes les recettes !

Rares sont les banques qui apportent leurs concours au financement des stocks. Mieux vaut donc pouvoir compter sur ses forces endogènes, dans un domaine par ailleurs potentiellement fortement capitalistique.

On cherche souvent les raisons qui permettraient d’expliquer le retard des acteurs français par rapport à leurs homologues anglo-saxons. Seraient-ils moins efficaces, nos Artistes seraient-ils moins bons ? Peut-être ! Ou pas ! Moi, je ne crois pas ! Je pense que nous souffrons surtout d’un manque criant de fonds propres !

Contrairement à la plupart des secteurs économiques, la durée de vie des biens que nous commercialisons dépasse celle de leurs diffuseurs. Non seulement, ils ne sont par nature pas périssables, mais ils n’ont aucune vocation à l’obsolescence (même si, dans les faits, et sans parler de talent, c’est ce qui guette la production des moins chanceux de leurs créateurs !). Une œuvre d’art nous survit et, en principe, les propriétaires de son support matériel aspirent à ce qu’elle se valorise (ceux de son support moral, l’Artiste ou ses ayants droit, également !).

Au 1er, comme au 2nd marché, constituer des stocks, c’est capitaliser pour l’avenir !

Prenons le cas particulier des galeries d’art contemporain. Le métier qu’elles pratiquent est en fait celui d’agent ! Mais en beaucoup plus sophistiqué puisqu’il faut produire, participer aux foires, forger du sens visant à objectiver le travail des Artistes, et disposer d’un lieu permanent sans lequel point de salut (c’est-à-dire ni expositions, ni accès aux foires !). Pourtant, le plus souvent, toutes les ressources financières consacrées sont absorbées par ces charges immatérielles. Elles contribuent largement à valoriser le travail de l’Artiste qui, lui, les capitalise (et c’est justice, car sans Artiste, pas de marchands !), à contrario du diffuseur dont la seule perspective de capitalisation, savoir la constitution d’un stock, lui échappe par manque de moyens. Si de surcroît à terme l’Artiste change de galerie, ce qui arrive de temps en temps, il ne reste le plus souvent au galeriste que de beaux souvenirs…

Au 2nd marché, l’évolution récente des prix des grands Artistes modernes a été telle que, bien souvent, au moment où une œuvre comparable se présente, il faudrait pouvoir la racheter plus chère qu’on ne l’a vendue !

Dans les deux cas, seul le stock judicieusement constitué est gage de pérennité !

Je propose l’instauration d’un mécanisme propre à stimuler la compétitivité des diffuseurs d’œuvres et objets d’art en France par l’incitation à l’investissement en stock.

En voici le descriptif :

Terrain fiscal :

Provisions réglementées

Dénomination de la mesure :

Provision pour constitution de stocks d’œuvres et objets d’art, de collection ou d’antiquité

Buts recherchés :

  • Incitation à l’investissement en stock ;
  • Renforcement des fonds propres des diffuseurs ;
  • Renforcement des ressources des Artistes plasticiens ;
  • Soutien à l’économie nationale des biens culturels dans un contexte concurrentiel défavorable à la France depuis plusieurs années ;
  • Augmentation des recettes fiscales induites en termes de TVA et d’IS principalement par effet multiplicateur d’activité.

Description :

  • Le dispositif permet l’amortissement linéaire sur trois ans des achats d’objets d’art, de collection ou d’antiquité (tels que définis à l’article 98 A de l’annexe III du CGI) intervenus au cours d’un exercice quelconque et non vendus au jour de la clôture dudit exercice ;
  • Le bénéfice de cette mesure est subordonné à la condition qu’un montant au moins équivalent à la provision correspondante soit consacré à l’achat de nouveaux stocks au cours de l’exercice suivant ;
  • Au cas où le montant consacré à ces achats serait inférieur à la provision, celle-ci serait reprise a dû concurrence de la différence ;
  • Le prix d’achat initial demeure la base de référence pour le calcul de la TVA sur la marge.

Illustration :

  • Tout ce qu’un marchand, galeriste ou antiquaire aura acheté sur un an et qui n’aura pas été vendu à la date de clôture de l’exercice (disons 120) pourra bénéficier d’un amortissement automatique linéaire sur 3 ans (40 / 40 / 40) ;
  • La condition est que ce diffuseur consacre l’année suivante au moins la même somme au réinvestissement dans son stock que celle provisionnée l’année précédente (40 donc) ;
  • La provision génère pour ceux qui payent de l’impôt sur les sociétés un surcroît de trésorerie égal à [40 x (33 1/3 %)] = 13,33 ;
  • Pour l’état, le manque à gagner en impôt n’est au pire que reporté dans le temps [puisqu’un stock qui aurait été entièrement provisionné (disons 120) générerait une marge commerciale (taxable à l’IS nette de charges) égale à son prix de vente], et au mieux plus que compensé par l’effet multiplicateur du réinvestissement.

Cette mesure a été présentée au Ministère de la Culture et de la Communication en 2015 avec le soutien du Comité Professionnel des Galeries d’Art et du Syndicat National des Antiquaires. Elle a ensuite été défendue par le Ministère dans le cadre de la préparation du Projet de Loi de Finances pour 2016.

Il a un temps été question qu’elle puisse ne s’appliquer que partiellement pour ne bénéficier qu’aux galeries de 1er marché, ce qui contreviendrait tant à son esprit qu’à son efficacité, et qui serait donc contre-productif. Un amendement en ce sens a même été défendu en octobre 2015 par MM Bloche et Muet qui n’a pas prospéré.

Espérons qu’elle puisse prochainement être entendue, dans toute sa portée et pour tous les diffuseurs en ventes privées… Ce qui ne manquerait pas de bénéficier également aux diffuseurs en ventes publiques qui comptent parfois les premiers parmi leurs clients…

Angleterre 0 – Brexit 2 ?

Ma surprise au soir du match Angleterre – Islande, lundi 27 juin, n’a connu de récente égale que celle éprouvée le vendredi précédent, au réveil douloureux du référendum britannique sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union Européenne.

Décidément, l’Euro ne réussit pas aux anglais… !

Et si, contre l’avis de tous les cassandres, c’était l’inverse qui devait prévaloir ? Et si l’Angleterre sortait vainqueur contre l’Europe du pugilat annoncé (si tant est qu’il ait finalement lieu !) ?

Effondrement du Sterling, marasme immobilier, perte de 8 à 10 points de PIB d’ici à 2020, relégation de la City au rang de place subalterne, fuite des expatriés et, surtout, pour ce qui me concerne, désaffection de Londres comme épicentre régional du marché de l’art au profit de Paris…

A peu de choses près fédéraliste, je me sens autant européen que français, et je dois dire qu’à ce double titre cette perspective aurait de quoi me ravir, n’était l’admiration profonde que je voue à la culture et à l’histoire de nos grands voisins de par-delà la Manche !

Et s’il en était autrement ? Et si, fidèles à leur tradition, nos meilleurs ennemis (ou pires amis) trouvaient les ressources qu’ils ont toujours su quérir pour faire fi des persiflages et ouvrir par-là même la voie pernicieuse aux souverainistes de tous poils (dont la seule chose qui m’apparaisse certaine est qu’ils ne pourront pas compter sur les ressources internes dont j’entrevoie déjà la convocation, passées les falaises de Douvres !).

Le Royaume-Uni (Londres, quasi-exclusivement), c’est 21% du marché de l’art ! Certes, loin derrière les Etats-Unis (43%), mais 3,5 fois mieux que la France (6%), et 10 fois plus que l’Allemagne !

Bien entendu, il suffirait que Christie’s et Sotheby’s en décident, mettons en privilégiant désormais Paris, pour que la donne en fut changée. Il n’en sera rien !

Imaginons, imaginons seulement :

  • La livre redonne durablement 20% de pouvoir d’achat supplémentaire aux collectionneurs de tous horizons qui se vivent en dollars ou en euros ;
  • Contre la volonté populaire, le statut des NonDom conquiert une nouvelle liberté à mesure que s’éloigne Bruxelles ;
  • La perspective d’une sortie effective de l’Angleterre de l’Union accélère – et amplifie – le départ des derniers candidats à l’exil fiscal à destination de Londres qui anticiperaient l’exigibilité de l’Exit Tax ;
  • L’impôt sur les sociétés est ramené de 20 à 15% (voire à 12,5% pour contrer l’Irlande), quand il demeure en France à 34,33% ;
  • l’Ecosse réussit l’exploit de concomitamment demeurer dans le Royaume-Uni et d’adhérer à l’Union Européenne, rendant par-là même chimérique tout rétablissement des barrières douanières entre l’Angleterre et les 27, et faisant de Glasgow un nouveau hub en Grande-Bretagne… (Bon, ça je l’admets, ce n’est pas le plus certain car il est peu probable que l’Union Européenne n’y trouve rien à redire…) ;
  • Et quand bien même la TVA à l’importation serait rétablie, renchérissant les œuvres d’art en provenance de l’Union Européenne, elle ne pèserait, en ventes publiques, que 5% sur le prix d’adjudication. Or, d’une part l’élasticité de la demande des enchérisseurs est faible par rapports aux frais que lui font supporter les maisons de vente et, d’autre part, c’est le vendeur qui décide du lieu de vente. S’il considère que Londres, malgré sa perte de compétitivité liée à la TVA à l’importation, demeure commercialement le meilleur choix, il prendra en compte le fait que les enchères progressent par incréments de 10%. Une enchère de plus à Londres qu’à Paris, c’est 10% de produit supplémentaire, pour le vendeur et pour la maison de vente ! Tant pis pour l’acheteur qui paiera bien en sus la TVA à l’importation …!
  • … Et puis, n’oublions pas, parallèlement, le droit de suite aura disparu d’Albion qui l’aura tant décrié (avant d’en transférer indument la charge à l’acheteur alors qu’elle incombe au vendeur!).

Non, décidément, pour battre les anglais, il va falloir, comme les islandais au football, que nous soyons meilleurs qu’eux… et là, ce n’est pas encore gagné !

Source des chiffres: Tefaf Art Market report 2016 / Arts Economic / Clare McAndrew

« Zao Wou-ki n’est pas Vincent van Gogh, et comparaison n’est pas raison ! »

Tribune parue dans Le Quotidien de l’art le 23 mai 2016

En mars dernier, un projet d’amendement parlementaire avait été rejeté qui visait à créer une obligation nouvelle pour certains biens culturels dont la mise en vente publique aurait impérativement dû intervenir en France si elle avait eu lieu dans l’année qui aurait suivi la demande du certificat (dit passeport).

L’occasion m’avait alors été une première fois offerte par le Quotidien de l’Art d’écrire qu’empêcher par la contrainte que des œuvres d’Artistes de France n’aillent se confronter à celles de leurs homologues étrangers sur le champ de bataille des grandes ventes internationales, à New York, Londres, ou Hong Kong, c’était entreprendre un exercice d’affaiblissement délibéré de notre puissance culturelle, réduire ces œuvres à la portion congrue du marché, les ramener à nos propres turpitudes, les frapper d’un handicap dont elles n’avaient avant tout pas besoin.

Par ailleurs, il était assez évident qu’une telle mesure, si elle avait été adoptée, aurait très certainement contrevenu aux réglementations européennes qui établissent notamment la libre prestation de services au sein de l’Union.

Un nouvel amendement vient d’être proposé au Sénat en seconde lecture du projet de loi Liberté de la création, architecture et patrimoine qui rétablit la disposition, tout en étendant le lieu de vente au territoire de l’Union européenne, dans un souci, est-il stipulé ( !), de compromis…

Sont pêle-mêle évoqués en objet du texte, les objectifs de permettre :

– à Paris de jouer à « armes égales » avec Londres, New York, ou Hong Kong,

– à l’Etat d’exercer son droit de préemption qui serait, selon les rédacteurs, le seul gage d’enrichissement des collections publiques.

S’agissant de ces armes qui se voudraient égales, je ne vois pas desquelles il pourrait bien s’agir puisque ni Londres, ni New York, ni Hong Kong n’en disposent de telles, ce qui ne les empêche pas de représenter respectivement 19%, 40% et 26% des parts du marché mondial des enchères d’œuvres et objets d’art quand Paris plafonne à 5% (source Tefaf Art Market report 2016).

Quant à la préemption, il n’est pas à ma connaissance prévu que Londres, qui demeure encore à ce jour dans l’Union européenne, en octroie le droit d’exercice sur son territoire à l’Etat français !

Enfin, il est connu de tous que l’enrichissement des collections publiques est essentiellement l’apanage des sources du privé, stimulées par des politiques publiques incitatives, efficaces et réalistes qui, fortes du constat de la diminution de leurs ressources directes, favorisent les dations, legs et autres donations.

En réalité, cette proposition est portée par quelques opérateurs de ventes publiques nationaux qui ont cru qu’elle pourrait être de nature à les aider, par la coercition et le protectionnisme, à lutter contre Christie’s et Sotheby’s. Il est assez pittoresque de noter qu’aucun de ces opérateurs ne dispose de salle des ventes à Londres (place de marché à qui la nouvelle rédaction de « compromis » ferait le cadeau de la favoriser par rapport à New York ou Hong Kong … !), contrairement aux deux leaders mondiaux, qui, rappelons-le, sont également régulièrement leaders à Paris!

Il me semble que l’environnement juridique de la protection du patrimoine national en France est, en l’état, le plus équilibré qui soit. Il est à la fois clair, lisible et pratique : soit une œuvre présente le caractère de Trésor National, et on la classe, l’Etat assumant alors sa responsabilité en s’en portant acquéreur, soit ce n’est pas le cas, et on ne voit pas très bien alors à quelle catégorie intermédiaire de bien culturel elle pourrait appartenir, ni qui aurait vocation (et selon quels critères ?) à la qualifier… je plains d’avance les services de la Direction des Musées de France, et ceux des conservations des grandes institutions muséales nationales…

Dans l’hypothèse – peu réaliste, espérons-le ! -, où cette mesure serait adoptée, se pose également la question des finances publiques qui risqueraient de se voir à nouveau confrontées à une répétition de l’épisode douloureux du Jardin à Auvers dans lequel l’Etat avait été condamné en 1996 à verser 145 millions de francs à la famille Walter, pour la dédommager de l’interdiction de sortie du territoire d’une peinture de Van Gogh. C’est d’ailleurs cette décision judiciaire qui avait conduit la France à revoir sa législation sur la protection des trésors nationaux, laquelle, aux seuils d’exportation près, aujourd’hui dépassés, est sans doute la meilleure au monde.

Zao Wou-Ki n’est pas Vincent Van Gogh, et comparaison n’est pas raison ! mais, toute chose égale par ailleurs, son marché (on peut le regretter) est devenu essentiellement asiatique, et Hong Kong ou Taipei ses places les plus naturelles de ventes aux enchères. En instituant une nouvelle servitude (même temporaire) qu’il n’indemniserait pas‎, et sans se déclarer acquéreur, l’état n’exposerait-il pas sa responsabilité au regard de la possibilité pour le vendeur d’une peinture du grand peinture français né en Chine de librement disposer de son bien en décidant de le proposer à l’encan en Asie ?

Si le but officiellement déclaré, et largement louable, des parlementaires est de favoriser la mise en place de mesures propres à dynamiser le marché français, il existe bien des dispositifs possibles, applicables et vertueux, dont nous sommes quelques professionnels de terrain à pouvoir les exposer avec plaisir à nos interlocuteurs publiques.

 

Franck Prazan

Le 19 mai 2016, Paris

« Pourquoi les oeuvres de Pierre Soulages, de Nicolas de Staël, de Jean Dubuffet devraient-elles être privées de confrontation avec celles de leurs homologues étrangers ? »

Tribune parue dans Le Quotidien de l’Art le 29 mars 2016

C’est avec stupeur que j’ai pris connaissance du projet d’amendement parlementaire visant à créer une obligation nouvelle pour certains biens culturels dont la mise en vente publique devrait impérativement avoir lieu en France si elle avait lieu dans l’année qui suivrait la demande du certificat (dit passeport).

Empêcher par la contrainte que des œuvres d’Artistes de France n’aillent se confronter à celles de leurs homologues étrangers sur le champ de bataille des grandes ventes internationales, c’est entreprendre un exercice d’affaiblissement délibéré de notre puissance culturelle.

Nous n’en avons expressément pas besoin, et c’est à tout l’inverse qu’il faudrait prétendre et inciter.

Que je sache, il n’est venu à personne l’idée saugrenue de rendre obligatoire que les œuvres de Barnett Newman ou de Franz Kline soient vendues à New York? Pourtant, qui pourrait concevoir de les présenter à la vente ailleurs qu’à New York?

Voir l’engouement que suscitent, aujourd’hui même, trois tableaux de Zao Wou-Ki sur mon stand à Hong Kong, c’est comprendre le cheminement de l’Artiste et de ses œuvres: lorsqu’il s’installe à Paris en 1948, il accède à la liberté de créer et à une diffusion que la révolution chinoise n’aurait alors sans doute pas permises. Le fait qu’aujourd’hui son marché soit devenu asiatique dans son nexus et dans sa destination finale auprès des collectionneurs de la région apparaît comme une revanche de l’Histoire.

Et cette revanche honore et récompense la création française…

La culture est une arme dans la grande bataille internationale à laquelle nos sociétés sont confrontées. L’hégémonie du marché américain résulte d’une volonté politique née après-guerre d’imposer un modèle au reste du monde. On peut le déplorer mais constater en même temps que les ventes publiques à New York emportent 35% des parts du marché mondial quand, de 50% il y a 60 ans, nous nous maintenons péniblement à 5% depuis plusieurs années. C’est l’alliance objective des Artistes, de leurs marchands, de la critique, des institutions et des collectionneurs qui aura permis d’atteindre cet objectif encore une fois politique.‎ Cette alliance nous fait défaut depuis 60 ans!

La mesure proposée, louable qu’elle soit dans ses intentions déclarées, si elle devait in fine être adoptée, et à supposer qu’elle soit conforme aux règles européennes, ne changerait rien à cette donne d’airain‎. C’est un lieu commun de constater que l’enfer est pavé de bonnes (?) intentions.

Pourquoi les œuvres de Pierre Soulages, de Nicolas de Staël, de Jean Dubuffet, pour ne citer que quelques Artistes, dès lors qu’elles se trouveraient en France et qu’elles nécessiteraient l’autorisation légitime de l’Etat pour quitter le territoire devraient être privées de confrontation avec celles de leurs homologues étrangers dont elles n’ont rien à envier.

Je montre le travail de ces Artistes dans toutes les foires importantes du monde, et je suis parfaitement conscient que c’est ce travail qui nous porte et de loin non l’inverse. Il n’a pas à pâlir devant celui des Artistes anglo-saxons ou italiens par exemple, et ne demande qu’à ce qu’on le voie pour s’en convaincre.
Empêcher que leurs œuvres s’affichent dans les catalogues de vente des grandes maisons internationales à New York, Londres ou Hong Kong, c’est les réduire à la portion congrue du marché, les ramener à nos propres turpitudes, les frapper d’un handicap dont elles n’ont certes pas besoin.

Les ventes publiques sont ma principale concurrence. Pourtant, je suis convaincu que le même type de raisonnement que celui qui sous-tend la mesure coercitive proposée engendrerait la fausse conclusion que ce qui affaiblirait les maisons de vente me renforcerait… c’est aussi inepte que le schéma dont il est question ‎!

Soit une œuvre présente le caractère de Trésor National, et on la classe, l’Etat assumant alors sa responsabilité, soit ce n’est pas le cas et, si sa qualité le permet, elle ira battre des records là où son marché l’appelle!

On peut regretter, comme c’est mon cas, que la valeur d’une œuvre d’art soit trop souvent réductible à son prix‎ mais, en ce cas, c’est à la règle du jeu mondial qu’il convient de s’attaquer. Pourquoi pas? Mais dès lors que l’on souhaite entrer en jeu, il faut, avec les règles existantes, tout faire pour l’emporter en visant l’excellence. Et rien n’exclut les Artistes de France de cette perspective ni ne nécessiterait qu’on les protégea contre eux-mêmes.

Je rêve au contraire du jour ou Freud ou Bacon ou Fontana ou Pollock ou Motherwell ou Richter viendront se vendre à Paris… et peut-être ce jour-là, Picasso aussi se vendra en France !

 

Franck Prazan

Le 25 mars 2016, Art Basel Hong Kong