L’œil de Tapié de Céleyran, ou l’invitation au voyage par Baptiste Brun

« Depuis Nietzsche et Dada l’art se présente comme la plus inhumaine des aventures, de bout en bout : seule l’œuvre digne de ce nom justifie les actuels pionniers, et ce qu’elle apporte n’a pas grand-chose à voir avec le plaisir, mais bien plutôt avec la plus vertigineuse épreuve qu’il soit donné à l’homme d’affronter, qui est de se pencher sur soi-même sans le moindre garde-fou. À ce prix-là, pas mal de notions apparemment immuables sont remises en question, quand elles ne sont pas balayées une fois pour toutes. »

Michel Tapié, Un art autre. Où il s’agit de nouveaux dévidages du réel, Paris, Gabriel-Giraud et fils, 1952, n.p.

Certes, le nom Céleyran renvoie à un domaine du sud de la France, près de Narbonne, situé au bord de l’Aude et à quelques kilomètres de la mer. C’est là que l’artiste, musicien, critique d’art et courtier Michel Tapié de Céleyran passa son enfance. Si l’on fait abstraction de cette origine toponymique et des ramifications familiales qu’à l’évidence elle convoque – le château éponyme était, l’été, le lieu de séjour du jeune Henri de Toulouse-Lautrec, futur peintre à la réputation sulfureuse et arrière-grand cousin de Tapié –, Céyleran sonne indubitablement comme une invitation au voyage. La magie de l’assonance transporte l’auditeur ou le lecteur des rives de la Méditerranée au rivage de l’île de Ceylan. D’ailleurs, magie et voyage sont deux maîtres mots que Michel Tapié n’a eu de cesse de convoquer et de répéter, à la manière d’une invocation, au fil des textes consacrés aux artistes qu’il aimait. S’amuser à lister les noms de ceux-ci – Jean Fautrier, Jean Dubuffet, Wols, Henri Michaux, Georges Mathieu, Karel Appel, Camille Bryen, Giuseppe Capogrossi, Sam Francis, Hans Hartung, Jean-Paul Riopelle, Pierre Soulage, mais aussi Victor Brauner, Jackson Pollock ou encore Francis Picabia – c’est aussitôt dresser un état de la peinture dans l’immédiat après-guerre, scander un panthéon qui, s’il n’est exhaustif, donne à voir ceux des artistes qui, à l’heure de la reconstruction, ont donné ce qu’il existait de plus saisissant en matière d’art. Tapié ne s’y est pas trompé, inlassable promoteur de l’informel puis de Gutaï, d’un art qu’il désirait ardemment autre.

Son écriture dense, empreinte de rudesse et, parfois, d’une certaine afféterie, a souvent joué contre lui, dans l’appréhension que l’on pouvait avoir de son travail. Le flottement conceptuel du lexique dont il usait, ses références quasi maniaques à saint Jean de la Croix, Nietzsche ou Raymond Roussel énervèrent ainsi Dubuffet ou Michaux qui aimaient la précision et défendaient farouchement leur singularité. Mais la relecture récente de sa trajectoire, méconnue il y a encore peu, sinon de quelques aficionados, ne trompe pas. Tapié avait l’œil, l’un des meilleurs dans le monde de l’art transatlantique des années cinquante [i]. Formé dans l’orbe du surréalisme, à la croisée du jazz, qu’il pratiquait avec passion, et d’un amour pour la poésie et la peinture, cultivé à la veille de la guerre au sein du groupe Les Réverbères, Tapié fut d’ailleurs l’un des plus zélés promoteurs des œuvres de Dubuffet et Michaux alors que leurs travaux de peinture étaient connus d’un cénacle encore restreint. En mai 1946, il œuvra à la deuxième exposition personnelle du premier chez René Drouin, en contribuant au catalogue de Mirobolus, Macadam et Cie. Deux ans plus tard, dans la même galerie, Tapié mit littéralement en œuvre trois poèmes d’exorcisme du second, réunis sous le titre évocateur et incantatoire Poésie pour pouvoir, en les gravant dans du linoléum en forme d’enluminures. En parallèle, Drouin présentait la première importante exposition des dessins et peintures du poète.

Ce fut auprès de ce galeriste que Tapié allait faire ses armes. Organisée par Drouin et Malraux, l’exposition des « Otages » de Jean Fautrier l’avait sidéré à l’automne 1945. C’est Dubuffet, rencontré quelques mois plus tôt, qui l’y avait emmené. Le peintre de Mirobolus blanc faisait alors figure de mentor pour le jeune contrebassiste. Il lui permit d’écrire, mais surtout de se faire connaître comme critique d’art, puis lui remit les clés du Foyer de l’Art brut à l’hiver 1947-48, dans les sous-sols de la galerie de la place Vendôme. Dès lors, Tapié put développer son talent de regardeur à profit, acquérant la confiance de René Drouin, le conseillant et le confirmant dans ses choix. Le rôle lui siéra à merveille, ensuite auprès de Paul Facchetti, à partir de 1951, puis auprès de Rodolphe Stadler, au milieu des années 1950. Ce travail de conseiller artistique se doubla d’une pratique de mise en exposition originale. Préfigurant la figure du curateur, Michel Tapié organisa des expositions qui firent date. On pense bien sûr à « Véhémences confrontées » présentée chez Nina Dausset en mars 1952 pour laquelle Tapié préfigura, in fine, la figure plus contemporaine du commissaire d’exposition [ii]. Comme l’indique le carton d’invitation et le livret qui accompagnait l’événement, « la confrontation des tendances extrêmes de la peinture non figuratives des États-Unis, d’Italie et de Paris [est] présentée par Michel Tapié ». En parfait imprésario ou réalisateur, il montait les œuvres ensemble, confiant dans l’exercice de son œil et de quelque chose qu’on nomme l’instinct, en se méfiant du trop de contrôle. À ce titre, la rétrospective de l’œuvre de Francis Picabia qu’il présenta avec René Drouin en 1949 rappelle la connaissance fine qu’avait du dadaïsme Tapié, en plus de sa contribution à une meilleure connaissance du mouvement à l’heure de son historicisation. Dans ses textes, les mentions innombrables faites à l’œuvre de Tristan Tzara ou Marcel Duchamp attestent cette filiation clairement revendiquée. Pour lui, « Dada a été la grande coupure [iii]. » Le mouvement entérinait la fin de l’ordre ancien de l’art, et engageait au dépassement. Ces hommages réitérés de Tapié se voulaient ainsi le reflet d’un désir, celui de l’avènement de quelque chose de nouveau, qui puisse rayonner au-delà de Dada, en suite des affres de la guerre. C’est d’ailleurs l’œuvre d’un autre héritier revendiqué du dadaïsme, Dubuffet le Terrible comme il se plaisait à le nommer, qui lui fera écrire qu’à travers elle, « il [lui] a été donné de voir cet autre chose  [iv] » qu’il chercha ensuite à définir. C’est en ce sens qu’il aborda les artistes et œuvres de ce que, le premier, il qualifia d’informel.

Ce terme d’informel, trop ouvert de l’aveu même de son auteur, était motivé par l’éclosion de productions artistiques qui ne ressemblaient en rien à celles qui les avaient précédées. Qu’a donc vu là Michel Tapié ? Le matiérisme excessif, presque obséquieux de Fautrier et Dubuffet mettait en péril la notion classique de forme, déjà malmenée par l’opération cubiste et l’action dadaïste. Partir de l’informe devenait un credo doublé d’une méthode redoutable où le corps se donnait indirectement à voir. Sous couvert de commémoration de l’indicible de la guerre (Fautrier) ou de provocation légitime face à un ordre culturel à récuser à tout prix (Dubuffet), ces peintres minaient les bases même de la peinture en refusant la grille et en affirmant la matière picturale et le geste qui l’agit. De nouveaux espaces s’ouvraient. Ceux-ci convoquaient l’haptique, là où se conjuguent tactilité et mouvement. Et que partagent les manières de Wols, Mathieu, Hartung, Soulages ou Riopelle, sinon cette possibilité pour celui qui les voit, les regarde, les scrute, de ressentir en soi les gestes et rythmes qu’imprimèrent ces artistes sur la surface de la toile ? Dubuffet écrivait en 1945 que la condition de l’œuvre réussie, inventive et puissante résidait en ceci : que le spectateur, qu’il nommait l’usager du tableau, pût être en mesure de le re-agir [v]. On ne doute pas que Tapié ait bien souvent re-agi les tableaux de ceux qu’il aimait défendre et montrer. Et s’il est quelque chose d’informel, tel qu’il l’écrit, ce n’est pas tant dans l’absence de forme (la toile est saturée d’une forme renouvelée en profondeur) qu’elle réside, mais dans l’impossibilité de bien dire ces œuvres, c’est-à-dire de les décrire avec les moyens habituels de la critique [vi]. L’étonnement que suscitaient et suscitent encore ces peintres tient à une forme de suspension du jugement que leurs œuvres provoquent. Le silence le dispute à la sidération en face à cette superposition de gestes et de temporalités qui, chez Fautrier, Wols, Soulages ou Hartung, brouille ce qu’on considérait alors comme l’un des devoirs de l’artiste : privilégier la lisibilité via une facture lisse. Non pas que ces œuvres soient illisibles au sens de la confusion, bien au contraire, mais parce qu’en elles s’ouvrait violemment quelque chose, une déchirure donnant à voir cet espace autre que Tapié sut reconnaître.

Tout ce travail d’arpenteur de la sensibilité nouvelle d’après-guerre, dont Michel Tapié fut l’un des artisans majeurs, se doublait d’une recherche de talents qui fussent à même d’ouvrir cet espace, ou plutôt ces espaces. Une fois reconnus, Tapié les confrontait. Là aussi, le lexique dont il usait est un indice de son goût, celui de la véhémence notamment. L’exposition « Véhémences confrontées » acte cette vivacité extrême, cette énergie passionnée que transmettaient les œuvres mises en regard. Elle témoigne aussi d’une volonté d’internationalisation méfiante des rivalités nationalistes, et paradoxalement fascinée par les États-Unis. Tapié connaissait la scène américaine par l’intermédiaire de Georges Mathieu et Alfonso Ossorio que Dubuffet lui avait présenté. Montées coup sur coup en mars 1952, « Véhémences confrontées » et l’exposition des œuvres de Jackson Pollock que Tapié présenta chez Paul Facchetti actaient une audacieuse ouverture aux innovations de l’expressionnisme abstrait américain. Peu de Parisiens, encore moins de Français la partageaient alors. Surtout, ces expositions tentaient de circonscrire une communauté de l’informel qui couvrît les deux rives de l’Atlantique. Les articles rédigés plus tard pour Georges Mathieu à destination de la luxueuse revue transatlantique The United States Lines Paris Review, affirment sa connaissance de ce qui se déroulait à New York. Sans doute, se manifeste là son goût de l’aventure évoqué plus haut qui le conduira, à l’évidence, au Japon.

C’est après avoir lu les bulletins de Gutaï, communiqués par les peintres japonais vivant à Paris, Domoto et Imaï qu’il s’y rend pour la première fois, en 1957, en compagnie de Georges Mathieu. L’aventure est ici découverte, mise en échos, confrontation, toujours, mais aussi confirmation. Car la rencontre avec les artistes de Gutaï, les liens se renforçant au fil des voyages qui suivront, semble valider une intuition profonde de Tapié : l’art est fruit de son époque et des affinités artistiques des plus étroites peuvent se tisser entre, par exemple, le travail de Pierre Soulages et celui de Kazuo Shiraga, d’un point à l’autre du monde humain. Bien que puisant à des sources culturelles différentes, cette proximité formelle des œuvres remplissait une exigence affirmée dans Un art autre : « J’ai recherché, plus proprement dans le domaine dit artistique, la compagnie d’œuvres uniquement choisies pour leur haut degré de magicité, tout autre qualité artistique ne s’excusant qu’en fonction de sa contribution à ce rendement magique optimum [vii]. » Obscure « magicité », difficile à appréhender, on en convient, mais expression qui affirme, à nouveau, l’effet étrange que produisaient ces œuvres sur ceux qui assistèrent à leur émergence. Opération magique en somme où ce qui est offert au regard ne représente pas, mais fait éprouver quelque chose au corps et à l’âme de manière concrète (Gutaï ne se traduit-il pas, justement, par la notion de « concret » ?), au-delà de la barrière de la langue et qui, aujourd’hui, continue d’opérer.

Confrontation rime avec goût du danger, aventure avec prise de risque. Tapié en était conscient, conscient aussi de l’exercice de son propre œil et de sa valeur esthétique et historique, indubitable plus de soixante ans après. En 1961, de retour du pays du Soleil levant et en préface d’un ouvrage consacré à l’avant-garde japonaise, conçu avec son homologue nippon Tôre Haga, Tapié écrivait de manière assurée et, a posteriori, juste : « une certaine critique d’art japonaise, généralement rattachée d’ailleurs aux organisations internationales de critiques d’art (sic), se formalisera de voisinages de grands noms traditionnels qu’ils refusent de garder sous l’angle authentique de la qualité artistique avec ceux d’une avant-garde qui jusqu’à ces derniers mois n’était pas reconnue parce qu’elle ne jouait pas le jeu de leur avant-garde : à ceux-là je donne rendez-vous dans quelques années, comme je l’avais fait avec leurs homologues occidentaux il y a quelque dix ans [viii]. »

Baptiste Brun

Docteur en histoire de l’art

___________________

[i] Voir en particulier Juliette Evezard, « « Un art autre » : le rêve de Michel Tapié de Céleyran, il profeta de l’art informel (1937-1987) : une nouvelle forme du système marchand – critique », thèse soutenue le 16 janv. 2015 sous la dir. de Th. Dufrêne, Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, à paraître.

[ii] Astrid Handa-Gagnard, « Art autre, informel et internationalisation », in Un art autre ? Artistes autour de Michel Tapié, une exposition, Christie’s Paris, 31 janv.-29 fév. 2012, Paris, Christie’s, 2012, p. 34 sq.

[iii] Michel Tapié, Un art autre. Où il s’agit de nouveaux dévidages du réel, Paris, Gabriel-Giraud et fils, 1952, n.p.

[iv] M. Tapié, Un art autre…, op. cit.. Voir aussi ibid. « Dubuffet, the Terrible », New Post, nov. 1950 ; repris dans Paintings by Jean Dubuffet, Pierre Matisse Gallery, 9 janvier-3 février 1951, New York, Pierre Matisse, 1951.

[v] Jean Dubuffet, « Notes pour les fins lettrés », Prospectus aux amateurs de tout genre, Paris, Gallimard, 1946, p. 75.

[vi] Il est ici incontournable de renvoyer à Hubert Damisch, « L’informel » [1970], Fenêtre jaune cadmium, Paris, Seuil, 1984, p. 131.

[vii] M. Tapié, Un art autre…, op. cit.

[viii] M. Tapié, Tôre Haga, Continuité et avant-garde au Japon, Turin, Edizioni d’Arte Fretelli Pozzo, 1961.

L’œil de Michel Tapié « amateur d’art », par Juliette Evezard

Michel Tapié ne fut pas tout à fait de ces critiques qui, apposant leur signature sur des manifestes aujourd’hui historiques, prenaient place irrévocablement au panthéon de la critique d’art. Comment définir l’activité si multiple de Michel Tapié qui semblait préférer l’événement sensationnel au monument ?

De tous ces aventuriers, découvreurs d’artistes et écrivains d’art de la seconde moitié du xxe siècle, français et internationaux, Michel Tapié est non seulement celui qui a transformé cette profession en ajoutant aux activités traditionnelles de cette fonction d’autres activités (conseiller artistique, éditeur, courtier, collectionneur), mais c’est aussi le seul à pouvoir se targuer d’avoir eu, dans son écurie, plus de cent quatre-vingts artistes. Bien sûr, l’on pourrait objecter que peu, en proportion, sont passés à la postérité. Mais parmi le nombre impressionnant des artistes qui composèrent « son écurie », quelques-uns connurent un succès sans précédent ; leurs œuvres se trouvent aujourd’hui dans les collections les plus illustres et sur les murs des musées d’art modernes du monde entier et les noms d’Appel, De Kooning, Dubuffet, Fautrier, Fontana, Francis, Hartung, Mathieu, Michaux, Pollock, Riopelle, Shiraga, Wols et d’autres, furent, au moins pour un moment, estampillés « Michel Tapié ». Qui pourrait, à l’exception de Michel Tapié, déclarer « l’art informel, c’est moi ! » ? Charles Estienne, Jean Paulhan et d’autres s’y sont essayés, en vain…

Ces lignes rédigées en 1938, à l’adresse de son épouse Simone, autant empreintes d’enthousiasme que d’incertitudes, sont celles d’un jeune provincial, ayant quitté le Tarn, sa terre natale, pour devenir musicien de jazz à Paris, convaincu de sa future célébrité :

Je suis tellement compétent en technique que j’ai grande confiance, mais je me sens tellement incompétent dès que la question commerciale intervient que je n’ai pas la force d’agir seul [i].

Elles ne sont pas sans faire écho à celles, nombreuses, qu’il adressera à ses partenaires galeristes sur lesquels il comptera pour concrétiser et gérer financièrement son rêve : le système théorique et marchand de « l’art autre » dont il est l’inventeur.

Au commencement, Michel Tapié de Céleyran n’a rien d’un homme d’affaires.

Né d’une des plus anciennes familles languedociennes, la maison Toulouse-Lautrec [ii], il est le seul à devoir travailler pour subvenir à ses besoins. Fort de l’espérance de ses parents – aristocrates ignorants tout de la vie parisienne et eux-mêmes mauvais gestionnaires de leur illustre héritage familial, Michel Tapié, musicien autodidacte [iii] est déjà conscient de ses limites dans les questions d’argent qui le dépassent… Mais s’il ne réunit certes pas les qualités d’un gestionnaire financier, toutefois, la désinhibition relative à la nécessité de se faire une situation, son entregent hérité de son lignage aristocrate, sa soif d’aventures et son œil enfin, ont fait de ce rêveur, le critique d’art, conseiller artistique et collectionneur connu et reconnu, dont la candeur servit de nombreuses fois ses stratagèmes.

Le 14 août 1948, Jean Dubuffet ne s’y trompe pas lorsqu’il dépeint le charisme de son voisin, Michel Tapié, qu’il a rencontré au cours de l’hiver 1945 alors que celui-ci est installé dans son atelier situé au 114 bis de la rue Vaugirard à Montparnasse. Partageant une passion commune pour l’art et la littérature, les deux hommes se lient d’amitié et Jean Dubuffet de goûter à l’enthousiasme communicatif de son nouvel ami dont il témoigne dans une lettre adressée à Gaston Chaissac :

Il sait bien parler des choses, avec un enthousiasme communicatif, et il voit beaucoup de gens, et il a le don d’inspirer de l’intérêt et de la sympathie à tout le monde.

C’est cette sociabilité, une déconcertante facilité à se faire des relations dans le milieu artistique et mondain parisien qui séduisent Jean Dubuffet. Il écrira :

Comme patronymes singuliers, à ceux d’Agamemnon et d’Anacréon, il faut ajouter M. Magnificat, grand financier parisien, et de M. Carissimo, riche lainier de Roubaix. C’est bien entendu, Michel Tapié qui connaît des gens aux noms si singuliers [iv].

Ces qualités certaines que Dubuffet perçoit déjà comme un atout majeur poussent ce dernier à lui conseiller d’abandonner la musique en faveur de l’écriture d’art. Tapié l’entend et s’exécute de bon gré, après tout, la musique ne l’aidait, jusque-là, guère à subvenir à ses besoins. Il l’accompagne lors de ses visites d’expositions, l’une d’elles sera déterminante pour lui : sa visite en octobre 1945, de l’exposition intitulée « Les Otages » présentant les œuvres de Jean Fautrier – le catalogue est préfacé par André Malraux. Michel Tapié est alors « passionné [v] ». Cette exposition marque un point de rupture dans l’histoire de l’abstraction qui n’est plus seulement géométrique. Elle constitue aussi un événement fondateur pour Michel Tapié qui est désormais persuadé qu’il lui revient de défendre cette nouvelle peinture.

Désormais, Jean Dubuffet n’hésite pas à lui ouvrir son cénacle intellectuel prestigieux constitué autour de la figure emblématique de Gaston Gallimard : Georges Limbour, son ami d’enfance et d’autres connaissances rencontrées alors pendant la guerre : Jean Paulhan, l’ancien directeur de La Nouvelle Revue française, Joë Bousquet, collectionneur ; Jean Cassou, ancien conservateur adjoint du Musée national d’art moderne, André Malraux ; Pierre Seghers, l’éditeur ; Marcel Arland, auteur d’articles critiques à la NRF ; Louis Parrot collaborateur des Éditions de Minuit, Francis Ponge, le poète ; Raymond Queneau, l’écrivain lecteur aux éditions Gallimard ; Charles Ratton, directeur de sa galerie spécialisée dans les arts primitifs, rue Marignan. Aussi, Jean Dubuffet le présente à son galeriste d’alors, René Drouin, directeur de la galerie éponyme située place Vendôme de laquelle Tapié deviendra conseiller artistique en 1947. Avant cela, Jean Dubuffet lui confie la rédaction du catalogue de son exposition « Mirobolus Macadam et Cie » présentée au mois de juin 1946 dans cette même galerie. Cette première publication vaut à Michel Tapié d’écrire une série d’articles dans Juin un hebdomadaire politique, économique et littéraire [vi]. Sa carrière d’écrivain d’art est enfin amorcée. Et, le 15 novembre 1947, lorsqu’il ouvre Le Foyer de l’Art brut au sous-sol de la galerie René Drouin, Jean Dubuffet peut partir le lendemain, en toute quiétude, pour Alger, El-Golea et Tamanrasset où il passe noël. Il confie clefs et rennes du Foyer de l’Art brut à Michel Tapié qui lui a prouvé son efficacité. Il vient, en effet, de lui faire découvrir les médaillons d’Henri Salingardes. Cette découverte incite le jeune directeur « provisoire » du Foyer de l’Art brut à en faire d’autres, il devient alors prospecteur de talents et ne tarde pas à démontrer toute l’acuité de son œil expert. Lorsqu’il découvre les œuvres de Xavier Parguey, le Tchécoslovaque Jan Krizek et l’espagnol Miguel Hernández, Jean Dubuffet l’en félicite :

Les nouvelles de l’institut de l’Art brut m’ont enchanté. Bravo ! Il me tarde de rentrer à Paris pour voir tout cela. Vous paraissez avoir fait de très intéressantes découvertes. Je viens de recevoir aujourd’hui vos deux catalogues. Hernández est extrêmement intéressant. […].

Subjugué par les découvertes de son protégé, qui ne sont toutefois pas sans exciter sa jalousie, Jean Dubuffet le complimente dans une lettre dissimulant toute son acrimonie qui le poussera finalement à l’éloigner des affaires de l’Art brut moins d’un an plus tard, lorsque le Foyer de l’Art brut se transformera en une association à but non commercial (le 11 octobre 1948) :

Je suis émerveillé de votre entrain et de vos découvertes et je vous en félicite chaudement [vii].

C’est aussi son œil et son entregent qui poussent Michel Tapié à se lier d’amitié avec Georges Mathieu qu’il rencontre à la galerie René Drouin à l’occasion de l’exposition des œuvres de Wols qui s’ouvre à la galerie le 23 mai 1947. C’est alors un jeune homme de vingt-six ans, directeur des Relations publiques et de la Publicité de la compagnie maritime américaine United States Lines à Paris et peintre à ses heures. Ce dernier est très vite séduit par son illustre lignage « des plus vieilles familles du Languedoc » écrira-t-il plus tard[viii]. Bientôt, les deux hommes se liguent pour défendre l’abstraction lyrique et contrecarrer l’abstraction géométrique, le néo-constructivisme, l’abstraction-création que Mathieu ne peut souffrir. Le peintre gestuel mettra sur pied trois « expositions de combats » – où l’on retrouve des artistes pour lesquels Tapié œuvrera très vite [ix] : « L’imaginaire » organisée avec Camille Bryen (à la Galerie du Luxembourg dirigée par Eva Philippe [x]) qui regroupe quatorze artistes abstraits non géométriques [xi]; « H.W.P.S.M.T.B » (à la galerie Colette Allendy [xii]) dont le titre est formé des initiales des noms des participants [xiii] ; « White And Black » : la troisième exposition de combat (à la Galerie des Deux-Îles [xiv] dirigée par Florence Bank.

Après ces trois expositions où Mathieu apparaît comme le chef de file de la nouvelle abstraction, le peintre décide de mettre un terme à l’organisation d’expositions de combat. Il laisse ainsi la place libre à Michel Tapié qui poursuit la promotion de l’abstraction que les critiques ont qualifiée de « lyrique », et, dans le même temps, celle des œuvres de Mathieu. Celui-ci devient alors son fer de lance.

Et c’est en défendant Mathieu qu’il décide de se faire connaître à l’étranger en tant que conseiller artistique et organisateur d’expositions. Il ne tarde pas à proposer ses services à Alexandre Iolas, directeur de la Hugo Gallery de New York qui lui avoue, dans l’une de ses lettres, s’en remettre à son jugement :

Je suis tellement emballé par une possible collaboration avec vous et présenter Mathieu que j’aime profondément, et je souhaite que tout soit réalisé […] comme j’ai confiance absolue en votre goût [xv].

Ainsi, Tapié use de ce qui deviendra sa méthode : chaque fois qu’il rencontrera un artiste, un collectionneur ou un marchand, il entreprendra une relation épistolaire. Ces correspondances ont deux objectifs : constituer son réseau de relations et communiquer sur les expositions qu’il orchestrera. Cette méthode n’est pas sans porter ses fruits puisque son nom circule à New York avant même qu’il s’y soit rendu. Iolas mord d’ailleurs à l’hameçon en lui témoignant toute la confiance qu’il porte en son goût. Michel Tapié se crée donc une aura à distance tout autant qu’un carnet d’adresses pour lequel des galeristes internationaux l’engageront. Son œil est désormais reconnu par ses pairs et son nom devient peu à peu un label pour les artistes désormais estampillés « Tapié ».

Mais là n’est pas son seul atout, Michel Tapié s’appuie également sur ses artistes engagés pour la cause de l’abstraction lyrique pour faire de nouvelles découvertes. De cette façon, lorsque Georges Mathieu est invité à rejoindre, en janvier 1951, le collectionneur milanais Frua de Angeli dans sa villa à Positano, il devient un œil précieux pour Tapié qui n’a, pour sa part, pas encore la possibilité de se déplacer. En effet, Mathieu en profite pour faire un tour de l’Italie et rencontre, à cette occasion, le peintre Capogrossi dont les œuvres le séduisent : il fait part de son enthousiasme à Tapié. Deux mois plus tard, les œuvres de Capogrossi seront intégrées à l’exposition manifeste « Véhémences Confrontées [xvi] », organisée par Tapié et présentée à la galerie Nina Dausset, 19 rue du Dragon, et dont le catalogue donnera naissance au terme « Art informel » sous la plume de Michel Tapié.

Par la suite, à l’été 1951, il est engagé par Paul Facchetti, photographe, dans son studio éponyme, au 17 rue de Lille à Paris, d’abord pour s’occuper de ses éditions d’art avec un salaire à l’appui. Sur les conseils de Mathieu, le directeur des lieux met à la disposition de Tapié un espace pour ses activités de commerce d’art. Pour commencer, il sera à son compte, mais très vite la galerie devient l’affaire du couple Facchetti qui fait du Studio, une véritable galerie d’art laboratoire. Tapié sera alors employé de la galerie en tant que conseiller artistique.

Tapié a toutes les raisons de développer ses stratagèmes pour faire connaître et garder Mathieu ainsi que de poursuivre ses prospections comme il en témoigne dans ces mots adressés à son amie sculptrice Maria Martins : premiers constats du premier accrochage au studio du 9 juillet 1951 où l’on pouvait admirer sur les cimaises, les œuvres de Picabia, Dubuffet, Fautrier, Mathieu, Michaux, Riopelle, Serpan, Ubac, Ossorio et Maria Martins :

Mathieu marche bien et je dois faire l’acrobatie pour le garder ici avant de pouvoir lui donner un petit contrat. Je pense pour lui le plus grand avenir ; Malraux le tient en haute estime et unanimement on l’aime ; Serpan est ma dernière découverte et il a plu immédiatement à des personnes difficiles comme M. Frua de Angeli ou M. Catton Rich [xvii].

Ainsi, œuvrer au Studio Facchetti lui permet non seulement de développer sa constellation d’artistes en trouvant toujours de nouveaux talents qu’il fédère autour du noyau constitué par les artistes présentés lors des premières expositions de combat, mais aussi de concrétiser sa vision, novatrice, du rôle de conseiller artistique d’une galerie parisienne. En effet, très vite, il se tourne vers les artistes américains à qui il adresse de nombreuses lettres destinées à se faire connaître et à les éblouir en leur soulignant la modernité de sa démarche pour mieux les attirer à lui. Il va même jusqu’à écrire à Jackson Pollock :

Je vous tiendrai au courant de cette activité que je veux très différente de celle habituelle des galeries d’art mais basée sur mon expérience qui m’a prouvé qu’il fallait changer quelques éléments dans les habitudes qui pouvaient être efficaces il y a vingt ou trente ans, mais qui semblent complètement périmées maintenant [xviii].

Pour tenter de s’attacher les artistes américains, il s’appuie sur une rencontre qu’il avait faite six mois auparavant, alors qu’il était encore à la galerie René Drouin. En effet, Michel Tapié avait reçu la visite d’Alfonso Ossorio artiste américain d’origine philippine et collectionneur, entre autres des œuvres de Jackson Pollock. Il souhaitait alors acquérir une œuvre de Dubuffet. Tapié fut aussi séduit par le regard qu’il porte aux œuvres de Dubuffet, que par ses talents d’artiste. Il écrit à Dubuffet :

Je suis aussi très intéressé par ce que fait Ossorio, et je lui ai demandé de me laisser quelques-unes de ses œuvres qu’il me montrait pendant quelques jours que je puisse les ruminer [xix].

Six mois plus tard, a lieu, au Studio Facchetti, la première exposition parisienne des œuvres d’Alfonso Ossorio : c’est un succès, les plumes influentes relaient l’événement : Thomas Hess, le manager du mensuel américain The Arts News visite l’exposition tout comme Betty Parsons. C’est l’occasion pour Tapié de nouer des relations commerciales avec la galeriste new yorkaise considérée comme le symbole du nouvel art. En effet, elle s’est attaché Clifford Still, Jackson Pollock, Mark Rothko et Barnett Newman et les présente dans un grand espace architectural moderne conçu pour mettre en valeur les grands formats.

Au Studio Facchetti, l’idée de Tapié est d’adopter la méthode américaine sans avoir encore été aux États-Unis. Il expose uniquement des artistes vivants et mêle à ses artistes européens, de jeunes peintres américains encore peu connus en France. Il communique très largement sur ses expositions qu’il conçoit comme de véritables évènements. L’Amérique apparaît aux yeux de Tapié comme une terre pleine de promesses. Ainsi, trépigne-t-il :

« Si je pouvais prospecter ici et à New York où se passent aussi tant de choses ! »

Mais s’il attendra plus de cinq ans – décembre 1956 – avant de s’y rendre, il n’y prospectera pas moins, à distance, à travers l’œil, expert et complice, de Jean Dubuffet à partir du mois d’octobre 1951. Accompagné de Lili (son épouse) et d’Alfonso Ossorio, Dubuffet est véritablement subjugué par New York et Chicago, et, plein d’espérances pour les activités du critique d’art et conseiller artistique, envoie à celui-ci galeristes, artistes et collectionneurs. Glasco, Pollock et De Kooning sont ses révélations dont il adresse des clichés des œuvres à Michel Tapié qui ne tardera pas à les inclure dans sa constellation en les présentant dans ses expositions.

Ce sera au Studio Facchetti que Michel Tapié, avec l’aide de Ossorio, organisera la première exposition parisienne de Jackson Pollock [xx] qui aura un retentissement important et sur laquelle Michel Tapié n’aura de cesse de communiquer.

C’est au Studio Facchetti que sera présenté son ouvrage-manifeste : Un art autre où il s’agit de Nouveaux dévidages du réel dont le but est de « théoriser » l’esthétique commune aux œuvres qu’il rassemble sous la bannière de « l’art informel ». Un art autre (le livre) propose une réponse nouvelle aux débats entre les partisans de l’abstraction et ceux de la figuration et permet de dépasser les frontières nationales puisqu’il défend quarante-deux artistes internationaux. L’idéologie développée sera le socle du système marchand que Michel Tapié commence à mettre en place. Elle est intuitive et personnelle et n’établit aucun véritable critère qui permettrait de définir clairement l’art informel. Faisant d’une pierre deux coups, cet ouvrage établit tout autant le mythe de son invention de « l’art autre » que celui de sa personne. En effet, faisant de son intuition un indicateur selon lequel il peut – ou non – attribuer cette appellation à une œuvre qu’il « reçoit », l’art informel est intrinsèquement lié à la personnalité de Michel Tapié. Par conséquent, cela conduit à un verrouillage de l’attribution de ce label « art informel » qui, implicitement, ne peut être délivré que par Michel Tapié.

Ayant achevé son manuscrit au mois d’août 1952, lors de sa deuxième visite de la XXVI Biennale de Venise, Michel Tapié fait paraître son ouvrage au tout début du mois de décembre 1952. Il sera présenté à l’occasion d’une exposition éponyme organisée au Studio Facchetti[xxi] où se presseront le Tout-Paris et les personnalités du monde de l’art international telles que Sidney Janis et Darthea Speyer…

Le système de « l’art autre » est en marche.

À la suite de son activité au Studio Facchetti, Michel Tapié œuvre en tant que conseiller artistique au sein de plusieurs galeries françaises et étrangères. Deux galeries s’ouvrent successivement à Paris : la galerie Rive Droite, la galerie Stadler.

Tout comme Paul Facchetti, les deux directeurs de ces galeries, Jean Larcade et Rodolphe Stadler, débutent comme marchands d’art. Ils demandent à Tapié d’orienter les choix esthétiques de leur galerie et de faire le lien entre l’artiste, le marchand et les collectionneurs. Si Michel Tapié fut toujours désargenté et gestionnaire amateur, l’on comprend qu’il ait recherché le soutien de marchands qui financèrent la carrière dont il a toujours rêvé. En 1954, peu de temps avant qu’il soit engagé pour une quinzaine d’années par Rodolphe Stadler, tout en œuvrant pour la galerie Rive Droite, Michel Tapié, âgé de quarante-cinq ans, a déjà approché la Zoë Dusanne Gallery (Seattle) avec laquelle il esquisse des plans, partage un projet avec la Galerie Evrard (Lille), est allié de la Galerie Spazio (Milan) dirigée par Luigi Moretti (architecte), conseille depuis peu la Martha Jackson Gallery (New York). Avec cette dernière, ils entreprennent une « manœuvre secrète de grand style pour qu’en surenchérissant les contrats elle les ait dans sa galerie [xxii] ».

Son but étant de stocker les meilleures œuvres des meilleurs artistes, Michel Tapié orchestre un véritable système marchand. Il prend la tête d’une véritable coalition de galeries qui unissent leurs forces (les finances) pour multiplier ses chances de proposer des plus gros contrats aux artistes de première importance qu’il peut convaincre grâce à la dimension internationale de cette coalition. En conseillant simultanément ces différentes galeries, Michel Tapié crée une synergie permettant de concevoir des expositions itinérantes. Un artiste de la constellation de « l’art autre » est assuré d’être exposé en France, aux États-Unis et en Italie. Conscient d’avoir enfin trouvé son invention, il écrit alors dans une lettre adressée à Luigi Moretti :

Mon plan est plus que jamais fixé. J’ai tous les atouts possibles en main […] et je puis mener à bien dans les années à suivre, « une affaire » de l’envergure de celle qu’entre les années vingt et trente ont menée de grands marchands comme les Rosenberg et les Paul Guillaume [xxiii].

Alors, Sam Francis a tout compris lorsqu’il dit à Yves Michaux, au sujet de Michel Tapié, « lui, c’était un type très actif, genre entrepreneur [xxiv] ».

Il est aussi entrepreneur qu’aventurier lorsqu’il parcourt le monde en quête de nouveaux artistes à intégrer à sa constellation. En Italie, il part à la rencontre des artistes Burri, Capogrossi, Dova, Fontana, Moreni et fait la connaissance des galeristes Enzo Cortina (Galleria Cortina), Carlo Cardazzo (Galleria Del Naviglio), Beatrice Monti (Galleria del Ariete), Luciano Pistoi (Galleria Notizie) avec qui il travaillera en étroite collaboration. En mars 1960, il fera de Turin la capitale de « l’art autre » en créant, avec le soutien des artistes Franco Assetto, Franco Garelli, Ada Minola, créatrice de bijoux et Ezio Gribaudo, artiste et éditeur d’art (éditions Pozzo), The International Center of Aesthetic Resarches (ICAR). Il y établira un programme d’expositions pour sa constellation d’artistes internationaux. Les catalogues de ces expositions édités aux éditions Pozzo diffuseront, sur le territoire italien, la pensée de « l’art autre ».

Ainsi, Michel Tapié sait donc mobiliser et fabriquer toutes les ressources dont il peut disposer (marchands d’art, moyens de communication, éditions d’art, artistes, collectionneurs, galeries) pour concrétiser sa vision personnelle de l’art et son système s’échafaudant à partir de celle-ci par-delà le monde occidental…

Michel Tapié entreprend d’innombrables voyages dans les pays qui, au même moment, s’ouvrent au monde. Il expliquera son goût des voyages ainsi :

La facilité d’information résultant des modernes solutions au problème de communication m’avait amené à prendre l’art à son échelle, qui est devenue celle de notre planète, et je me suis installé, en tant qu’amateur d’art, dans les voyages, en Europe d’abord depuis 1947, et autour du monde à partir de la fin de 1956, visitant les artistes et organisant des expositions (plus spécialement entre l’Europe, les U.S.A et le Japon) permettant le constat de l’aventure artistique [xxv].

En 1957, sur l’invitation de Antoni Tapiès et de Antonio Saura, Tapié se rend en Espagne, à Madrid et Barcelone, où il expose ses artistes au côté de nouveaux, espagnols, désormais estampillés « art informel ».

Un an auparavant, lorsque Hisao Domoto, artiste japonais évoque Gutaï à Michel Tapié, ce dernier, intéressé, établit très vite des liens épistolaires avec Yoshihara Jiro, le leader du groupe Gutaï. Ils organisent, par correspondance, une exposition intitulée « Art d’aujourd’hui dans le monde », présentée au mois de novembre 1956, dans les grands magasins Takashimaya de Tōkyō. Michel Tapié prête, à distance, quelques œuvres de sa collection personnelle pour la manifestation qui présente alors les artistes originels de la constellation de « l’art autre ». Cette exposition marque l’arrivée de l’art informel au Japon et anticipe la renommée de Michel Tapié dans le pays. Dans le catalogue de cette exposition, il est considéré comme le « pionnier du mouvement » ; la presse parle de « cyclone informel ». Un mois plus tard, en décembre 1956, le manifeste de Gutaï est publié dans le Gueijutsu-Shincho et Michel Tapié intègre, dans sa constellation, nombre des artistes du groupe. Par la suite, Michel Tapié se rendra d’innombrables fois au Japon et y rencontrera Atsuko Tanaka et Kazuo Shiraga et les autres. Il y organisera de nombreux et retentissants festivals mêlant artistes internationaux informels et Gutaï.

C’est aussi connu en tant que promoteur de « l’art autre » qu’en 1970, il voyage en Iran, guidé par le jeune artiste Hossein Zenderoudi et est accueilli par Farah Diba. Il est, un temps, conseiller artistique de l’impératrice en même temps qu’il devient conseiller artistique de la galerie Cyrus, située dans la Maison de l’Iran (65, Champs-Élysées, Paris). La galerie présente des artistes iraniens que Michel Tapié associe à « l’art autre ».

Le système de « l’art autre » est désormais international. Il s’étend dans le monde et se nourrit des artistes que Tapié intègre à sa constellation au fur et à mesure de ses découvertes.

Aventurier voyageur, homme d’esprit et inventif, il ne sait pas moins jouer double jeu avec ses artistes ou les marchands d’art avec qui il traite. Prédisposé à s’imaginer des projets illusoires ­ – feint-il ou est-il sincère ? –, il n’hésite pas à partager ses rêves avec les artistes, marchands et collectionneurs, parfois dubitatifs, souvent conquis. Tantôt il promet, avec hardiesse, à des galeristes internationaux, la réalisation d’expositions d’œuvres d’artistes convoités et obtient souvent l’accord des marchands plutôt séduits par l’importance des projets improvisés. Cet accord, par effet de ricochet, permet aussi d’obtenir celui des artistes en question qui n’ont, pour certains, même pas encore entendu parler de Tapié. C’est grâce à cette esbroufe que d’importants artistes internationaux séduits par le prestige des relations parfois chimériques de Tapié, se rallient alors à la constellation de « l’art autre » permettant alors au rêve de se concrétiser. Tantôt, Tapié propose de réaliser et de financer les catalogues des expositions qu’il imagine, et, finit, en dépit de sa promesse alléchante, par envoyer la note au galeriste dupé, mais satisfait d’avoir, clefs en main, exposition et catalogue estampillés « Tapié ». Parfois, il va même jusqu’à manœuvrer pour reprendre la main sur l’œuvre d’un artiste au détriment de galeristes pourtant très influents. Tapié s’accorda un moment avec Dubuffet pour contrarier l’action de Pierre Matisse son marchand new yorkais ; il s’associa avec Frua de Angeli et fit savoir à l’artiste que s’il rompait avec Matisse, il s’engageait à prendre la totalité de ses œuvres, évinçant le marchand avec qui néanmoins Tapié a tenté, en vain, de conserver de bonnes relations d’affaires. Stratège, Tapié envisagea même de traiter, en parallèle, avec d’autres galeries américaines, pour assurer, en cas de guerre avec Pierre Matisse, la bonne distribution des œuvres de Dubuffet. Aussi, pour s’attirer la sympathie des artistes convoités, il va jusqu’à accepter le plan pour le moins inventif que lui propose la galeriste new yorkaise Martha Jackson. « Qui se ressemble s’assemble »… Elle imagine faire accepter à Jackson Pollock de signer un contrat avec Tapié. Pour ce faire, elle suggère à ce dernier d’écrire à Pollock (qui est sur le point de quitter son marchand Sidney Janis) de l’inviter à l’ouverture de la galerie Rive Droite. Pollock rêve d’un voyage en Europe sans sa femme et aime les belles voitures, c’est l’occasion rêvée d’attirer l’artiste dans leurs filets ! Pour le convaincre de voyager jusqu’à Paris, Mathieu devra se proposer de mener l’artiste à Venise et Rome dans sa Rolls-Royce. Le plan tournera court.

En conclusion, Michel Tapié est passé, en très peu de temps, du jeune homme provincial, musicien bohème et artiste par dépit, au redoutable et obstiné tacticien, conseiller artistique opportuniste des plus grands collectionneurs et de dizaines de galeries internationales.

Arborant, en société, son cigare ou sa pipe ainsi que son monocle lui conférant des airs de grand seigneur, narrant ses innombrables voyages dans le monde entier à qui veut l’entendre, Michel Tapié force les artistes au début de leur parcours, les collectionneurs et les marchands d’art qui commencent dans le métier, à une certaine admiration. C’est cette aura qui les pousse à attribuer à son œil un pouvoir déterminant leur carrière. Claude Bellegarde de déclarer « Vous savez Tapié avait un côté très dandy, mais d’un autre siècle [xxvi] ! ».

C’est sans doute cette même admiration qui fit dire à Paul Jenkins, un jour de promenade à Saint-Germain-des-Prés, ces quelques mots inspirés, adressés à la sculptrice Claire Falkenstein :

Michel Tapié est très occupé à Paris et semble plus actif que jamais. Quelle belle présence cet homme possède, j’étais à Saint-Germain, buvant une bière au Flore. Je regarde de l’autre côté de la rue et je vois Tapié à l’arrêt de bus. C’était la première fois que je le voyais de loin. Tout ce que je puis dire est quelle présence que sa présence. L’autobus aurait très bien pu être un char de gladiateurs avec six chevaux blancs sur le point de décoller pour le soleil [xxvii].

Paul Jenkins ira jusqu’à écrire un livre intitulé Observations of Michel Tapié [xxviii] témoignant de son admiration pour le critique d’art et conseiller artistique. Il sollicitera la participation de ses amis artistes de la constellation de « l’art autre » : John Hultberg, Henri Michaux, Claire Falkenstein, Georges Mathieu, César, Mark Tobey, qui feront le portrait de Michel Tapié.

Enfin, au-delà de cet ouvrage, nombre d’artistes peindront ou photographieront les traits de leur mentor : Appel, Battaglia, Dubuffet, Facchetti, Falkenstein, Calder, Brown, Garelli, Gribaudo, Tapiès, Minola, Motonaga, Newman, Lemaître.

Un des nombreux portraits de Tapié que réalisa Dubuffet conservé au Centre Georges-Pompidou : Michel Tapié soleil, rappelle combien le critique d’art, conseiller artistique et collectionneur a su faire de son « coup de maître » un système durable qui a rayonné un long moment sur un monde transformé alors en une scène artistique internationale ouvrant la voie à d’autres animateurs de l’art que l’on connaît aujourd’hui.

Juliette Evezard

Docteur en histoire de l’art

______________________

[i] Lettre de Michel Tapié à Simone Tapié, Paris, 1938, (archives Tapié, Paris).

[ii] Les Toulouse-Lautrec ; vicomtes de Lautrec et de Montfa, son nom ; c’est-à-dire l’association des deux maisons, les Toulouse et les Lautrec existe depuis 1196.

[iii] Il joue de cinq instruments : piano, vibraphone, clarinette, saxophone et contrebasse.

[iv] Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, dimanche 9 juin 1946, reproduite dans Dubuffet-Paulhan, correspondance 1944-1968, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, édition établie et annotée par Julien Dieudonné et Marianne Jakobi, Paris, 2003, p. 302-303.

[v] Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, samedi soir 27 octobre 1945, reproduite dans Dubuffet-Paulhan correspondance 1944-1968, op. cit. p. 244.

[vi] Cet hebdomadaire, l’organe de l’Union nationale des combattants des maquis de France, dura du 19 février 1946 (date du premier numéro) au 7 janvier 1947 (date du 47e numéro).

[vii] Lettre de Jean Dubuffet à Michel Tapié, 15 mars 1948, (archives Tapié, Paris).

[viii] Georges Mathieu, Au delà du Tachisme, Julliard, Paris, 1963, p. 56-57.

[ix] Brauner, Ubac, Atlan et Wols, Hartung, Stahly, Picabia, Fautrier, Bryen que Michel Tapié inclura en 1952, dans Un art autre (1952).

[x] Du 16 décembre au 5 janvier 1947, 15 rue Gay-Lussac, Paris, Ve.

[xi] Arp, Atlan, Brauner, Hartung, Leduc, Mathieu, Picasso, Riopelle, Solier, Ubac, Verroust, Vulliamy et Wols.

[xii] Galerie Colette Allendy, 67 rue de l’Assomption, Paris, XVIe.

[xiii] Hartung, Wols, Picabia, Stahly, Mathieu, Tapié, Bryen.

[xiv] La galerie des Deux-Îles est située au 1 quai aux Fleurs, dans le IVe arrondissement de Paris. Cette exposition s’ouvre le lundi 19 juillet 1948. Michel Tapié y expose au côté des dessins, gravures et lithographies de Arp, Bryen, Fautrier, Germain, Hartung, Mathieu, Picabia, Ubac et Wols.

[xv] Lettre inédite de Alexandre Iolas à Michel Tapié, 5 octobre 1950 (archives Tapié, Paris).

[xvi] Elle sera présentée du 8 mars 1951 au 31 mars 1951.

[xvii] Lettre inédite de Michel Tapié à Maria Martins, 26 juillet 1951 (archives Tapié, Paris).

[xviii] Lettre inédite de Michel Tapié à Jackson Pollock, 17 juillet 1951 (archives Tapié, Paris).

[xix] Lettre inédite de Michel Tapié à Jean Dubuffet, 11 janvier 1951 (archives Tapié, Paris).

[xx] Cette exposition s’ouvre au Studio Facchetti le 7 mars 1952.

[xxi] Elle s’ouvre le 17 décembre 1952. Elle est la quatrième exposition de groupe de la galerie après « Signifiants de l’informel I », « Signifiant de l’informel II » et « Peintures non abstraites ». Michel Tapié présente les œuvres de Appel, Arnal, Bryen, Dubufet, Étienne-Martin, Falkenstein, Francis, Francken, Gillet, Galsco, Guiette, Kopac, Mathieu, Ossorio, Pollock, Riopelle, Ronnet, Serpan et Wols.

[xxii] Lettre inédite de Michel Tapié à Jean Larcade, 13 août 1954 (archives Tapié, Paris).

[xxiii] Lettre inédite de Michel Tapié à Luigi Moretti, mardi 8 juin 1954, (archives Tapié, Paris).

[xxiv] Yves Michaux « Sam Francis, Paris, années cinquante », Art Press n°137, juillet-août 1988, p. 21.

[xxv] Michel Tapié, Esthétique, International Center of aesthetic research, Turin, 1969.

[xxvi] Entretien de l’auteure avec Claude Bellegarde, Neuilly, mercredi 13 octobre 2010.

[xxvii] Lettre inédite de Paul Jenkins à Claire Falkenstein, s. d, (Box 7, file 61, Falkenstein Papers, 1914-1997, Archives of American Art, Smithsonian Institution, Washington).

[xxviii] Paul Jenkins, Observations of Michel Tapié, Wittenborn, New York, 1956.

Le Grand Œil de Michel Tapié

De mon point de vue, le marché contemporain de l’art aura été inventé par deux protagonistes principaux dont le galeriste d’exception René Drouin aura été le trait d’union subliminal. De fait, les relations directes entre Leo Castelli et Michel Tapié – puisque c’est d’eux dont il s’agit – n’auront été que parcimonieuses !

Brièvement associé à Drouin, Castelli aura de son côté très largement contribué à l’expansion hégémonique des États-Unis qu’il aura gagnés pour s’y réfugier au début de la seconde guerre mondiale.

Un temps conseiller artistique de Drouin, Tapié aura lui jeté les bases d’un système marchand qui aura prévalu tant qu’il sera demeuré au service des artistes, autant dire jusqu’à une date récente à partir de laquelle, par une sorte d’inversion des normes avant l’heure, certains artistes auront décidé de se mettre au service du système…

De ce système, Un art autre – l’ouvrage que Tapié élabore en amont de l’exposition éponyme de 1952 au Studio Facchetti – sera pour toujours le manifeste.

Au-delà de la notion d’informel qu’il théorise et qu’il conviendrait sans doute de préciser (voire de questionner, si nous étions historiens de l’art – ce qu’à la galerie nous ne sommes pas !), Tapié dispose progressivement – d’abord chez Drouin, puis chez Facchetti (Studio Facchetti), Larcade (galerie Rive Droite) et Stadler (galerie Stadler) – un ensemble de règles que l’on qualifierait aujourd’hui de marketing où l’art aurait vocation à l’international, où le curator serait censé orienter les goûts et tisser le lien entre les artistes, les marchands, les collectionneurs et les institutions, et où la publicité et les relations publiques, étayées par la publication de catalogues-livres d’art, la scénographie et la propagation d’articles dans la presse, seraient aussi les outils de l’essentialisation du critique en tant que pierre angulaire de l’objectivation d’une création révélée et nécessairement vouée à la postérité…

Objectivation ? Autant l’avouer ici, ce ne sont ni l’appareil critique de Tapié ni son style littéraire qui m’auront conduit à envisager la tenue de cette exposition…

Postérité ? Sur les plus de cent quatre-vingts artistes qui auront peuplé « l’écurie Tapié » et que Juliette Evezard aura recensés pour sa thèse [1], beaucoup sont aujourd’hui sortis des mémoires. Plus, moins que d’usage ? Je ne saurais dire…

Quant à la capacité de Tapié à avoir su identifier, et parfois fait émerger, quelques-uns parmi les plasticiens les plus significatifs du xxe siècle, il me semble fondamentalement qu’il n’aura eu que très peu d’alter ego.

C’est à ce Tapié-là, à ce « Grand Œil » s’il en est, qu’à travers une sélection que nous avons ambitionnée exigeante d’œuvres d’artistes qui nous sont chers – une peinture un peintre ! –, nous rendrons hommage à l’occasion d’une exposition qui se tiendra à la Fiac, du 18 au 21 octobre 2018, puis à la galerie Rive gauche, du 27 octobre au 22 décembre 2018.

Un catalogue sera publié en co-édition avec Skira. Il comportera notamment trois notices très détaillées élaborées par Juliette Evezard, Docteur en histoire de l’art, Baptiste Brun, Docteur en histoire de l’art, et Edouard Lombard, Directeur du Comité Georges Mathieu. Je me propose de vous dévoiler ces notices en avant-première sur mon blog à l’occasion des trois prochains posts…

Franck Prazan

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le grand Œil de Michel Tapié, 80 pages, 29 €, Coédition Applicat-Prazan / Editions Skira Paris, Création Communic’Art, Diffusion Editions Skira Paris

© Applicat-Prazan / © Éditions Skira Paris, 2018

ISBN 978-2-37074-086-1, Dépôt légal mai 2018, Imprimé en Belgique sur les presses de Geers Offset, Photos des œuvres © Art Digital Studio, Photo de couverture © Arnold Newman/Getty Images

_________________________

[1] Juliette Evezard, « Un art autre : le rêve de Michel Tapié de Céleyran, il profeta de l’art informel (1937-1987) : une nouvelle forme du système marchand – critique », thèse soutenue le 16 janv. 2015 sous la dir. de Th. Dufrêne, Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.

 

L’exercice de la Justice

La vie quotidienne d’un tribunal en France

Un documentaire de 2 x 60 mn écrit et réalisé par Michaël Prazan

Jeudi 14 juin sur FRANCE 3 à 22h30

© TV Presse Productions

Un homme criblé de dettes s’effondre en larmes. Une adolescente se mutile pour soigner son mal de vivre. Un détenu avoue qu’il est tout sauf « innocent ». Un autre justifie sa violence par des propos sexistes. Ces histoires, dramatiques ou émouvantes, constituent le quotidien du tribunal de grande instance de Vienne, ville de 30.000 habitants située au sud de Lyon. Derrière les murs du Palais, magistrats et greffiers sont confrontés tous les jours à la violence ordinaire, avec un total de 15.000 procédures à traiter par an.

Comment juger ? Comment punir ? Comment sanctionner au plus juste ?

Portraits des justiciables et des fonctionnaires, dans le difficile exercice de leur métier…

Critique Télérama du 01/06/2018 :

Au TGI de Vienne, en Isère, des justiciables défilent pour des affaires diverses. Procureur, magistrats, avocats et greffiers dialoguent avec eux et participent à « rendre la justice ». Une plongée édifiante dans le quotidien d’un tribunal français.

Voir ici

Monsieur de Givenchy

J’étais à Maastricht lorsque j’ai appris le décès d’Hubert de Givenchy.

A 51 ans, j’ai acquis la certitude qu’une vie professionnelle est un édifice bâti d’une somme de rencontres, certaines plus significatives que d’autres, quelques-unes déterminantes.

C’est Hugues Joffre – lequel m’avait recruté chez Christie’s France, en était devenu le Président du Directoire, et m’en avait nommé Directeur Général – qui avait proposé à Hubert d’occuper la fonction de Président du Conseil de Surveillance.

C’est grâce à Hugues – et à Christie’s – que je l’ai connu.

Dans le contexte où l’une de mes missions principales d’alors avait consisté à construire l’armature opérationnelle de la société à Paris, notamment du point de vue de ses ressources humaines et du développement immobilier de son siège de l’avenue Matignon, je me suis très souvent ressourcé auprès d’Hubert.

Plus tard, il avait accepté de siéger au conseil d’administration de Lasartis, le bureau de conseils qu’Hugues et moi avions fondé après avoir quitté Christie’s.

Pour nous, et de sa seule initiative, il avait organisé chez lui à Paris une réception à laquelle il avait convié ses amis proches dans l’objectif de nous mettre le pied à l’étrier.

Je viens initialement du monde de la Haute Couture. Pour tous là-bas, comme il y avait Monsieur Dior, ou Monsieur Saint-Laurent, il y avait Monsieur de Givenchy.

Parmi les rencontres déterminantes de ma vie professionnelle, il y a eu celle avec Monsieur de Givenchy.

Martin Barré, l’Art du peu

Ajouter ou retrancher le nom d’un Artiste de notre programme commercial constitue invariablement l’aboutissement d’une longue maturation. Certes, nous intervenons au second marché, mais jamais au gré des opportunités…

… Nous sommes bien entendu marchands de tableaux, mais nous nous sommes toujours attachés à travailler selon des modalités que ne renieraient pas les galeristes. Non pas comme eux aux côtés des Artistes, puisque la plupart de ceux dont nous montrons les travaux sont aujourd’hui décédés, mais de façon rigoureuse et persévérante, selon la ligne que nous nous sommes fixée, dans le domaine de compétence qui est le nôtre, sans jamais nous départir de nos convictions, et le plus souvent, quelles que soient les conditions de marché.

Cela passe par de l’abnégation, parfois de la chance, toujours de la satisfaction.

C’est compliqué – croyez-moi !- mais cela fonde notre démarche et lui confère – j’aime à le croire – de la pertinence et du fond.

Comme au premier marché, nous concentrons notre propos à l’occasion d’expositions monographiques, plus rarement thématiques, publions des catalogues, et communiquons bien au-delà du cercle de nos clients, notamment par les moyens modernes mis à notre disposition par les nouveaux media.

A la différence des acteurs du premier marché, nous ne pouvons pas compter sur la mise à disposition d’une offre dynamique puisque, par définition, la production artistique que nous mettons en avant est achevée, et par là-même limitée. Cependant, les 7 foires auxquelles nous participons annuellement nous amènent à nous organiser afin de contourner cette très grande difficulté en nous attachant à donner à voir de façon – j’aime également à le croire – tout aussi dynamique.

Cela relève sans doute à terme de la gageure : Vulnerant omnes, ultima necat !

Si j’ai décidé dans ce contexte de montrer de temps à autre, sans obligation et avec parcimonie, une peinture de Martin Barré, c’est parce que je crois profondément que le marché est désormais prêt à rendre justice à un travail de longue date célébré par la critique avertie la plus minutieuse, les historiens de l’Art, les Artistes eux-mêmes, et les collectionneurs passionnés.

Martin Barré est d’abord pour moi tout à la fois un continuateur et un refondateur d’une Abstraction entendue au sens le plus pur du terme, celle qui puise ses sources à l’aune des grandes avant-gardes, de Cézanne à Malevitch ou Mondrian. Une Abstraction totale, exigeante, radicale, sans compromission.

Chez Barré, il n’y a pas plus ensuite (ni moins !), je le pense, de « paysagisme abstrait » que de trahison à la dite « Jeune Ecole de Paris », pas plus (ni moins !) de « baroquisme » que de « procédé » ou de « concept », pas davantage (toujours pas moins !) « d’artisanat » que de rejet de ces « vestiges résiduels » d’une logique qui se serait voulue « suprématiste ». Toujours selon moi, et contrairement à l’apparente évidence, il n’y a aucune rupture dans son travail. Bien au contraire. Les phases qui s’enchaînent dessinent une trajectoire qui va bien au-delà de la forme si réfléchie et rigoureuse soit-elle. Martin Barré, j’en ai la conviction, est en ce sens et avant tout un Peintre, c’est-à-dire un Artiste qui se sert de la matière, de la couleur, des outils et de la toile ou du papier pour exprimer ce qui ne peut l’être autrement.

Ce que dit un Peintre de son travail, ce qu’on écrit sur celui-ci, ne m’a jamais intéressé et rarement convaincu. Ce qui m’intéresse en revanche, c’est ce que le Peintre fait et ce que j’en vois. D’ailleurs, je suis de ceux qui pensent qu’une œuvre n’appartient plus à son auteur dès lors qu’il l’aura exprimée, ce qui est sa vocation.

Bien davantage que le précurseur du minimalisme souvent décrit, Martin Barré est enfin et avant tout pour moi le Père d’un « Art du peu qui pourtant suffit » puisque, dans l’espace silencieux de la toile et au-delà, dans l’espace qui l’accueille, il confine au tout.

L’accrocher, notamment dans un salon, parmi d’autres, n’est pas chose aisée tant le réductionnisme auquel il s’est voué s’accommode mal du brouhaha ambiant lorsque ce silence auquel il renvoie ne trouve plus à s’entendre.

Tant pis, nous ferons avec… !

Pour la première fois depuis de très nombreuses années, la galerie présentera une peinture de Martin Barré…

… A Tefaf Maastricht.

D’autres, peut-être suivront…

France great again?

“And the can’t-miss booth of this fair comes from a gallery that, l’m embarrassed to say, l’d never heard of before: Applicat­Prazan, a decades-old Parisian space participating in Art Basel Miami Beach for the first time. This specialist in midcentury European painting has arrived with a dozen bracing works by figures too little known in the United States, including Otto Freundlich, Nicolas de Staël and Hans Hartung. A seething 1960 abstraction by Karel Appel features thickly applied splashes of white and brown paint, whose seeming carelessness belies clear care. In Jean Hélion’s “Trois Nus et le Gisant” (“Three Nudes and Reclining Man”), a disquieting painting from 1950, three women – the Fates, or just an artist’s models? – sit in judgment over a splayed young man, perhaps in postcoital slumber, perhaps murdered.”

Autant vous dire que cette mention nous concernant dans le cahier WeekendArtsII du New York Times du 8 décembre dernier à propos d’Art Basel Miami Beach nous est allée droit au cœur !

Pas tant le fait, certes appréciable, que notre présentation ait été spécifiquement remarquée parmi un plateau gigantesque recensant plus de 250 stands de grande superficie (soit beaucoup de kilomètres à parcourir pour être exhaustif et pertinent!), mais surtout que, sur le sol des Etats-Unis, l’attention se soit portée sur une proposition française d’une galerie française présentant des peintures d’Artistes de France (1) !

Jason Farago, l’auteur de l’article duquel la citation est tirée, est un observateur aussi chevronné que respecté, et son jugement porte bien entendu avant tout sur les œuvres elles-mêmes, en tant que telles, pour ce qu’elles sont. Mais je ne peux pas m’empêcher d’aller y voir plus loin, car ce signe qui nous est adressé n’est plus isolé…

… En Europe avec Art Basel, la Fiac, Tefaf Maastricht, et Frieze Masters, en Asie avec Art Basel Hong Kong, et aux Etats-Unis avec Tefaf New York et Art Basel Miami Beach, nous dialoguons avec l’essentiel des sphères actives du marché de l’art international. Incidemment, les zones de chalandise que couvrent ces 7 foires auxquelles nous participons annuellement nous renvoient l’image de ce qu’indirectement – malgré nous, et bien au-delà de notre ambition parfaitement lucide et tempérée de simple marchand de tableaux – nous représentons aux yeux des visiteurs : une expression de la culture de notre pays.

Et ce regard, je peux vous l’affirmer avec certitude a changé récemment. Il n’est plus condescendant, comme trop souvent nous l’avions éprouvé par le passé. Par-delà le ressenti pour sa culture – attribut essentiel, si ce n’est prépondérant – c’est l’image toute entière de la France dont j’ai le sentiment diffus qu’elle s’est appréciée…

(1) j’aime cette expression !

Oxymore (ou Pourquoi nous n’avons pas participé à la Biennale Paris)

Comme je suis présomptueux, j’ai attendu que la Biennale Paris ferme ses portes pour poster ce petit billet. En effet, je ne souhaitais pas que ma voix puisse causer en quelque manière que ce soit du tort aux participants à cette manifestation (à supposer que ma voix ait une portée quelconque, mais, je vous l’ai dit, je suis présomptueux … !).

Je n’ai rien contre la rhétorique, bien au contraire, tant pour persuader que pour agrémenter les discours, elle est pour moi toujours la bienvenue, tenant que je suis à la fois d’Aristote et de Quintilien. Mais, comme j’ai eu l’occasion de l’écrire, les mots ont un sens, et l’oxymore perd selon moi de sa pertinence lorsque les deux propositions qu’il entend rapprocher ne sont plus seulement éloignées mais fondamentalement antinomiques.

J’ai beaucoup entendu dire que la Biennale des Antiquaires pouvait bien devenir annuelle sans que cela ne pose plus de problème qu’au Paris-Dakar devenu latino-américain (et de fait débarrassé tant de Paris que de Dakar !). J’avoue ne pas être un grand spécialiste de la course automobile, mais il me semble que cette délocalisation de l’épreuve (rebaptisée Rallye-Dakar, Paris ayant pour l’occasion été sacrifiée à la rime) répondait à une urgence tactique compte tenu de la montée du terrorisme et de ses corollaires sécuritaires au Maghreb et au Sahel.

Le choix délibéré de rendre la Biennale annuelle relève lui d’une volonté stratégique. Face à la puissance de Tefaf Maastricht*, il est apparu que le rythme biennal ne permettrait plus à l’événement parisien de lutter à armes égales, voué qu’il serait donc à péricliter inexorablement, comme il a semblé que ce processus funeste serait déjà largement enclenché. Par ailleurs, qui pourrait légitimement défendre le bien-fondé d’organiser tous les deux ans ArtBasel ou la Fiac ? Enfin, si Frieze Masters a gagné en peu de temps la place qu’elle occupe aujourd’hui, ce serait évidemment du seul fait de sa programmation annuelle…

Mais en même temps (sic !), imaginerait-on une Biennale de Venise ou une Documenta annuelles ? Bien entendu, ces manifestations ne sont pas ouvertement commerciales et aiment à se situer dans la sphère institutionnelle. De surcroît, elles ne sont pas confrontées à une véritable concurrence annuelle, ce qui, pour les tenants de l’annualisation, exclut donc toute remise en cause de leur périodicité (CQFD). Mais, et c’est là l’axe central de mon propos, la Biennale des Antiquaires n’avait pas non plus de concurrent, précisément du fait que son rythme lui permettait de se différencier génétiquement de toutes les autres foires et salons consacrés au commerce des Arts dits beaux ou décoratifs, ce dans une ville (Paris) et un lieu (le Grand-Palais) que le monde entier nous envie. Les Joailliers ne s’y étaient pas trompés puisque aucune autre manifestation ne revêtait à leurs yeux autant de pertinence pour le lancement de leurs collections de haute joaillerie. A noter à ce sujet que les tenants de l’annualisation sont généralement également opposés à la présence des joailliers, ou en tous cas à la trop grande place qui leur aurait été dédiée. Qu’ils soient rassurés, ils sont partis !

Pour me sortir de cet oxymore auquel j’avoue bien volontiers ne rien comprendre, je me console en me disant qu’au final, ce n’est pas tant la Biennale des Antiquaires qui aurait été annualisée, que le défunt Salon du Collectionneur qui aurait été ressuscité et rebaptisé en Biennale Paris.

Reste que nous étions, à la galerie, particulièrement attachés à la Biennale des Antiquaires et que cette situation nous attriste, indépendamment du souhait que j’émets pour celles et ceux qui y ont participé que la Biennale Paris ait été à la hauteur de leurs attentes.

* Depuis avril 2017, je suis membre du Board of Trustees de The European Fine Art Foundation, et à ce titre potentiellement suspect de conflit d’intérêt

La passeuse des Aubrais (81’) de Michaël Prazan

Diffusion mardi 13 juin 2017 à 22h55 sur Arte: Sélection d’articles

Coffret DVD disponible le 13 juin 2017 chez Ina Editions

Bonus DVD : Entretien avec Serge Klarsfeld à propos des premières rafles à Paris, des camps d’internement, de la Gestapo d’Orléans, des maisons d’enfants et du cas de la Passeuse des Aubrais. (2015 – 21’)

Disponible en ligne sur boutique.ina.fr et dans les magasins spécialisés

Prix public conseillé : 14,95 €

Programme également disponible en VOD sur www.ina.fr & en SVOD sur Ina Premium ainsi que sur Itunes