« Pourquoi les oeuvres de Pierre Soulages, de Nicolas de Staël, de Jean Dubuffet devraient-elles être privées de confrontation avec celles de leurs homologues étrangers ? »

Tribune parue dans Le Quotidien de l’Art le 29 mars 2016

C’est avec stupeur que j’ai pris connaissance du projet d’amendement parlementaire visant à créer une obligation nouvelle pour certains biens culturels dont la mise en vente publique devrait impérativement avoir lieu en France si elle avait lieu dans l’année qui suivrait la demande du certificat (dit passeport).

Empêcher par la contrainte que des œuvres d’Artistes de France n’aillent se confronter à celles de leurs homologues étrangers sur le champ de bataille des grandes ventes internationales, c’est entreprendre un exercice d’affaiblissement délibéré de notre puissance culturelle.

Nous n’en avons expressément pas besoin, et c’est à tout l’inverse qu’il faudrait prétendre et inciter.

Que je sache, il n’est venu à personne l’idée saugrenue de rendre obligatoire que les œuvres de Barnett Newman ou de Franz Kline soient vendues à New York? Pourtant, qui pourrait concevoir de les présenter à la vente ailleurs qu’à New York?

Voir l’engouement que suscitent, aujourd’hui même, trois tableaux de Zao Wou-Ki sur mon stand à Hong Kong, c’est comprendre le cheminement de l’Artiste et de ses œuvres: lorsqu’il s’installe à Paris en 1948, il accède à la liberté de créer et à une diffusion que la révolution chinoise n’aurait alors sans doute pas permises. Le fait qu’aujourd’hui son marché soit devenu asiatique dans son nexus et dans sa destination finale auprès des collectionneurs de la région apparaît comme une revanche de l’Histoire.

Et cette revanche honore et récompense la création française…

La culture est une arme dans la grande bataille internationale à laquelle nos sociétés sont confrontées. L’hégémonie du marché américain résulte d’une volonté politique née après-guerre d’imposer un modèle au reste du monde. On peut le déplorer mais constater en même temps que les ventes publiques à New York emportent 35% des parts du marché mondial quand, de 50% il y a 60 ans, nous nous maintenons péniblement à 5% depuis plusieurs années. C’est l’alliance objective des Artistes, de leurs marchands, de la critique, des institutions et des collectionneurs qui aura permis d’atteindre cet objectif encore une fois politique.‎ Cette alliance nous fait défaut depuis 60 ans!

La mesure proposée, louable qu’elle soit dans ses intentions déclarées, si elle devait in fine être adoptée, et à supposer qu’elle soit conforme aux règles européennes, ne changerait rien à cette donne d’airain‎. C’est un lieu commun de constater que l’enfer est pavé de bonnes (?) intentions.

Pourquoi les œuvres de Pierre Soulages, de Nicolas de Staël, de Jean Dubuffet, pour ne citer que quelques Artistes, dès lors qu’elles se trouveraient en France et qu’elles nécessiteraient l’autorisation légitime de l’Etat pour quitter le territoire devraient être privées de confrontation avec celles de leurs homologues étrangers dont elles n’ont rien à envier.

Je montre le travail de ces Artistes dans toutes les foires importantes du monde, et je suis parfaitement conscient que c’est ce travail qui nous porte et de loin non l’inverse. Il n’a pas à pâlir devant celui des Artistes anglo-saxons ou italiens par exemple, et ne demande qu’à ce qu’on le voie pour s’en convaincre.
Empêcher que leurs œuvres s’affichent dans les catalogues de vente des grandes maisons internationales à New York, Londres ou Hong Kong, c’est les réduire à la portion congrue du marché, les ramener à nos propres turpitudes, les frapper d’un handicap dont elles n’ont certes pas besoin.

Les ventes publiques sont ma principale concurrence. Pourtant, je suis convaincu que le même type de raisonnement que celui qui sous-tend la mesure coercitive proposée engendrerait la fausse conclusion que ce qui affaiblirait les maisons de vente me renforcerait… c’est aussi inepte que le schéma dont il est question ‎!

Soit une œuvre présente le caractère de Trésor National, et on la classe, l’Etat assumant alors sa responsabilité, soit ce n’est pas le cas et, si sa qualité le permet, elle ira battre des records là où son marché l’appelle!

On peut regretter, comme c’est mon cas, que la valeur d’une œuvre d’art soit trop souvent réductible à son prix‎ mais, en ce cas, c’est à la règle du jeu mondial qu’il convient de s’attaquer. Pourquoi pas? Mais dès lors que l’on souhaite entrer en jeu, il faut, avec les règles existantes, tout faire pour l’emporter en visant l’excellence. Et rien n’exclut les Artistes de France de cette perspective ni ne nécessiterait qu’on les protégea contre eux-mêmes.

Je rêve au contraire du jour ou Freud ou Bacon ou Fontana ou Pollock ou Motherwell ou Richter viendront se vendre à Paris… et peut-être ce jour-là, Picasso aussi se vendra en France !

 

Franck Prazan

Le 25 mars 2016, Art Basel Hong Kong